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Les fonctions de la photographie orientaliste

Panorama de Palmyre
Panorama de Palmyre

© Bibliothèque nationale de France

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À qui et à quoi étaient destinées les photographies du 19e siècle ? Si nous les admirons pour leur beauté intrinsèque et les assimilons spontanément à des œuvres d'art, elles ne possédaient pas aussi clairement ce statut au moment de leur création. Leur statut était souvent plus complexe.

Documentation scientifique

Cour des Bubastites et entrée principale de la salle hypostyle du Palais de Karnak
Cour des Bubastites et entrée principale de la salle hypostyle du Palais de Karnak |

© Bibliothèque nationale de France

Temples de Louxor
Temples de Louxor |

© Bibliothèque nationale de France

Certaines de ces images ont été réalisées dans un contexte bien précis qui en détermine l'interprétation : Louis Vignes suivait à sa demande le duc de Luynes dans un voyage archéologique autour de la mer Morte ; Albert Goupil accompagnait les peintres Gérôme, Bonnat et leurs amis du Caire à Beyrouth… Le photographe est alors convoqué pour documenter un voyage à but scientifique ou artistique, sa production sert de relais au souvenir, d'illustration à une publication. C'est aussi le cas de Salzmann qui partit pour recueillir les preuves photographiques, donc scientifiques, des théories alors controversées d'un archéologue, Caignart de Saulcy.

Maxime Du Camp avait caressé depuis longtemps le rêve de renouveler son premier voyage en Orient, quand il eut l'idée de financer son projet en se faisant confier par le ministère de l'Instruction publique une mission scientifique, justifiée par l'emploi d'un appareil de photographie. L'album qu'il fit éditer à son retour par Gide et Baudry, imprimé en 1852 à deux cents exemplaires environ par Blanquart-Évrard, se vendit entièrement, malgré son prix élevé de 500 francs. Le département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale en acheta aussitôt un exemplaire (en 1853), ainsi que le South Kensington Museum (actuel Victoria & Albert Museum) et bien d'autres musées et bibliothèques. En dehors de ces institutions et du cabinet de travail des archéologues fortunés, le livre, par la nouveauté des représentations que donnait la photographie, pouvait aussi intéresser les artistes.

Grande colonnade du Palais de Louxor
Grande colonnade du Palais de Louxor |

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Nécropole de Thèbes appelée «Gournah»
Nécropole de Thèbes appelée «Gournah» |

© Bibliothèque nationale de France

Bien après avoir retiré de cette aventure tous les avantages possibles, dont la Légion d'honneur obtenue dès son retour, Maxime Du Camp écrivit à Eugène Fromentin : « Voici pêle-mêle un tas inextricable de photographies que j'ai retrouvées ce matin en mettant un peu d'ordre dans les écuries d'Augias de mes paperasses. Puisez à votre guise dans ces épreuves dont quelques-unes, je pense, pourront vous être utiles. Surtout ne mettez pas de discrétion. Je n'en ai que faire. »

Albums de voyages

Le comte de Paris et le duc de Chartres, petits-fils de Louis-Philippe, effectuèrent en 1859 et 1860 un voyage d'Athènes à Constantinople en passant par l'Égypte et Jérusalem. Ils en rapportèrent une grande quantité de photographies, en particulier de très belles vues du photographe anglais Robertson, qu'ils rassemblèrent chacun en un album. Elles y sont présentées par lieux, accompagnées de légendes et de citations, l'ensemble formant le prototype rare et prestigieux de ce qui deviendra un objet banal : l'album de voyage mêlant photographies commerciales, commentaires du possesseur, puis cartes postales et photographies d'amateur.

Les peintres Fromentin, Fortuny, Gérôme, Burne-Jones, l'archéologue Prisse d'Avesnes, l'architecte Armand et bien d'autres possédèrent de belles collections de photographies d'Orient d'auteurs divers et variés. Le musée Bartholdi, à Colmar, qui conserve l'ensemble de la documentation du sculpteur, a aussi consacré une publication récente à la collection de photographies d'Égypte qu'il avait rassemblée ; on y trouve des photographies de Hammerschmidt, Ermé Désiré, Ludovico Hart, Benecke.

Cour de Sainte-Sophie
Cour de Sainte-Sophie |

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L'échelle de Tophanna
L'échelle de Tophanna |

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Mosquée Ahmedieh
Mosquée Ahmedieh |

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La production commerciale

La masse de la production commerciale des années 1860-1880 est vraisemblablement achetée par les voyageurs plus ordinaires à qui elle s'adresse aussi, et même en premier lieu. Les sujets sont donc ceux qui doivent rencontrer leurs goûts et les curiosités suscitées par leurs découvertes, en grande majorité les monuments célèbres, mosquées et minarets, temples et pyramides ; mais aussi les paysages les plus frappants, les bords du Nil, la mer Morte, les panoramas de villes célèbres, les sites marqués par l'Histoire sainte, Jérusalem et ses environs ; enfin les scènes de la vie supposée quotidienne, petits métiers, types pittoresques, beautés locales, scènes de bazar, de bain ou de harem.

Le Teké (couvent) des derviches tourneurs à Scutari
Le Teké (couvent) des derviches tourneurs à Scutari |

© Bibliothèque nationale de France

Nubiens de la première cataracte
Nubiens de la première cataracte |

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Des photographes professionnels talentueux, comme Félix Bonfils, James Robertson, J. Pascal Sebah, Tancrède Dumas, arrivent quelquefois à allier réussite formelle et impératifs commerciaux. Parmi les séries de clichés à première vue répétitifs portant sur chacun des monuments ou des sites célèbres, on parvient à distinguer des styles ; on reconnaît par exemple facilement les vues verticales de Robertson, le plus souvent en plan rapproché, agréablement animées par un groupe de personnages soigneusement choisis.

La plupart de ces photographes commerciaux possèdent magasins et comptoirs de vente sur place. Ils vendent aussi directement dans les grands hôtels fréquentés par les Occidentaux. Théophile Gautier, immobilisé par une fracture à la terrasse de l'hôtel Sheppeard sur la place de l'Esbekieh au Caire en 1869, décrit ainsi le spectacle quotidien, où le photographe lui-même devient personnage typique, petit métier de l'Orient : « Il y avait là des drogmans, la plupart grecs ou cophtes [sic], coiffés du fez, en petite veste soutachée et en larges pantalons ; des cawas, richement costumés à l'orientale, le sabre court sur la cuisse et le kandjar à la ceinture, tenant à la main une canne à pommeau d'argent ; des domestiques indigènes en turban blanc et en robe bleue ou rose ; des petits nègres, les jambes et les bras nus, vêtus de courtes tuniques rayées de couleurs vives ; des marchands offrant des couffiehs, des gandouras et des étoffes d'Orient fabriquées à Lyon ; des photographes faisant voir des vues d'Égypte et du Caire, ou des reproductions de types nationaux… »

Il paraît certain que, dans les grandes métropoles occidentales, on pouvait aussi se procurer certains de ces clichés : des établissements comme ceux de Varroquier, de Pougnet, de Ziegler vendaient à Paris des vues prises en Orient. Cependant, malgré la demande, tout ne devait pas être disponible dans les capitales européennes, puisque bien des voyageurs, comme Fromentin, en font une avide collecte sur place.

Quartier de Buyuk-Déré
Quartier de Buyuk-Déré |

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Femmes musulmanes syriennes à Beyrouth
Femmes musulmanes syriennes à Beyrouth |

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Marchands turcs
Marchands turcs |

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Le marché de la photographie orientale

D'une manière générale, les photographies commerciales vendues à la pièce, à partir de 1855 environ, constituent certainement dès lors le principal marché photographique en dehors du portrait. Achetées par tout un chacun, elles se distinguent en cela de la production destinée spécialement aux artistes, aux archéologues ou aux historiens de l'art par les Bisson, Baldus, Marville, Le Gray ou Braun. Le portrait a été le premier genre vulgarisé, familier. La vue stéréoscopique qui s'est développée à partir de 1851 avait un aspect de divertissement qui dépassait le strict cadre de la photographie. Les images de voyage, qui ne se limitent d'ailleurs pas à l'Orient, sont sans doute le troisième succès commercial de la photographie, et le premier qui demande à l'acheteur un choix où entrent en jeu des critères proprement esthétiques.

Le succès de cette production est attesté par la quantité d'images conservées dans les collections publiques (à la Bibliothèque nationale de France, elles ont été déposées ou achetées mais aussi données par des descendants de voyageurs) comme par celles qui se trouvent toujours en mains privées et sur le marché : il suffit de parcourir les catalogues de ventes aux enchères, français ou anglo-saxons, pour prendre la mesure de cette abondance.

Femmes Barabra et un enfant
Femmes Barabra et un enfant |

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