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« Remplacer le rêve par la réalité » : l'Orient photographié

Un bédouin et son chameau
Un bédouin et son chameau

© Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Le goût, la passion peut-on dire, de l'Orient au 19e siècle a suscité une floraison de tableaux, de récits de voyage, de romans, d'une abondance et d'une qualité qu'on n'a pas fini de redécouvrir. Dans cette masse, la production photographique ne représente que peu de chose à tout point de vue. Mais ce peu est d'autant plus essentiel qu'il donne une vision toute différente des lieux et des hommes.

Un Orient monochrome

L'Orient de la photographie, premier paradoxe, est monochrome. Le choc des couleurs et de la lumière, dans les pays méditerranéens et en Orient, est ce qui a profondément marqué Delacroix, Fromentin, Gautier et tant d'autres. L'absence de couleurs est le vice fondamental de la photographie, comme le dit un article publié par Marcellin en 1856 dans Le Journal amusant, intitulé sobrement « À bas la photographie », et qui prend pour cible, entre autres, le livre de Maxime Du Camp, Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, dessins photographiques... Voici la description qu'il en donne : « La première planche représente un palmier, c'est la haute Égypte ; une seconde, deux cailloux, c'est la Nubie ; une troisième, trois pierres de taille en rang d'oignons, c'est Thèbes ; une quatrième, rien ; et partout cette même atmosphère de machine pneumatique, ce même ciel gris de Hollande. Et c'est cela l'Orient, ce pays aux mystérieux entassements de colosses, de tombes et de temples écroulés, se détachant sur l'azur, aux solitudes infinies sous le soleil ardent. »

Djerdjeh
Djerdjeh |

© Bibliothèque nationale de France

Cour des Bubastites et entrée principale de la salle hypostyle du Palais de Karnak
Cour des Bubastites et entrée principale de la salle hypostyle du Palais de Karnak |

© Bibliothèque nationale de France

Il s'agit là d'une satire, agrémentée de caricatures, mais, au-delà des sarcasmes d'une déception incrédule, ce qu'on redoute de la photographie, n'est-ce pas qu'elle dissipe, au profit d'une exactitude plus terne, les visions oniriques offertes par les romans et par la peinture ? N'est-elle pas, dans sa désespérante sobriété, plus proche du vrai ? C'est qu'en effet, les voyageurs en conviennent eux-mêmes, la réalité de l'Orient n'est pas aussi dorée que dans les poncifs de l'imagination occidentale. Théophile Gautier, après l'avoir toute sa vie rêvée et donnée à rêver à ses lecteurs, découvre enfin l'Égypte en 1869, à l'occasion de l'inauguration du canal de Suez ; il décrit ainsi l'aube vue de la fenêtre de sa chambre d'hôtel : « Rien ne ressemblait plus à un ciel de Normandie que ce ciel d'Égypte vu à cette heure. De larges bandes de nuages gris s'étendaient au-dessus de la place, et une brume, semblable à des flots de fumée chassés par le vent, rampait sur l'horizon. Sans l'attestation formelle des minarets et des palmiers, on aurait eu de la peine à se croire en Afrique. » D'autres réflexions, dans le même récit, attestent l'écart entre l'aspect du pays et la connaissance que l'on pouvait croire en avoir acquise par la peinture.

Grande colonnade du Palais de Louxor
Grande colonnade du Palais de Louxor |

© Bibliothèque nationale de France

Temples de Louxor
Temples de Louxor |

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Désillusions ou futurs souvenirs

Cette désillusion n'est pas pour autant une simple déception, une perte sèche, elle est au contraire compensée par une réalité autrement riche en surprises et en sensations exaltantes. Famars Testas, compagnon de voyage de Gérôme en 1868, décrit ainsi l'enthousiasme du groupe arrivant au Caire : « Bien que heurtés et ballottés, nous étions tous heureux, et il n'y avait pas un parmi nous qui ne pouvait s'empêcher de s'écrier à chaque instant : C'est incroyable, c'est rudement beau, c'est épatant ! » Et les photographies prises ou seulement achetées sur place ne déçoivent pas non plus les voyageurs, parce qu'ils les voient au travers de leurs futurs souvenirs. C'est à ceux qui n'ont jamais quitté l'Europe que ces petits formats monochromes peuvent sembler pauvres et décevants. Même Francis Wey, rendant compte pour le journal La Lumière de la publication de Du Camp, et enthousiasmé par l'exploit que représente une telle campagne photographique, marque une certaine distance du sentiment à l'égard des images, dont l'intérêt ne réside pas dans une séduction immédiate, mais dans la vérité de « deux cents révélations étranges et précises de ces contrées que nous ne connaissons pas, ou que nous connaissons mal ».

Paysage d'Egypte : bords du Nil, palmiers et felouques
Paysage d'Egypte : bords du Nil, palmiers et felouques |

Bibliothèque nationale de France

Mosquée au Caire
Mosquée au Caire |

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Port de Philae et temple hypèthre
Port de Philae et temple hypèthre |

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Un Orient au quotidien

Au-delà de l'absence de couleur, on aurait cherché tout aussi vainement, dans la photographie, les batailles, les massacres, les drames, les amours grandioses et pathétiques, tout ce qui, dans la première moitié du 19e siècle, faisait la gloire d'un peintre orientaliste. À l'inverse, si ce genre fantasmagorique a perduré pendant tout le siècle, les peintres de la génération de Gérôme, après 1850, affectionnent davantage les sujets quotidiens : les scènes de rue, de harem ou de bain, les petits métiers et portraits de types, les paysages, en bref tous les sujets que l'on trouve à foison dans la photographie commerciale à partir des années 1860. Le développement d'une archéologie scientifique autour de personnalités comme Auguste Mariette, Prisse d'Avesnes, Guillaume Rey, Victor Place, Emmanuel de Rougé et bien d'autres contribue également à forger une vision moins romantique.

L'imagination du public est nourrie, par la presse, du récit de ces grandes fouilles, les objets apparaissent dans les musées et les collections privées. Aussi, une des explications du succès des photographies de l'Orient réside-t-elle sûrement dans la concomitance de son apparition et de la plus grande exigence de vérité, voire de réalisme, imposée par les savants archéologues, mais aussi par les amateurs de peinture.

Épicier arabe
Épicier arabe |

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La documentation du peintre

Les photographes et les peintres ont pour public et pour clients la foule croissante de ceux qui ont fait le voyage d'Orient et qui aiment à retrouver des scènes et des monuments qu'ils ont aperçus, plutôt que des scènes bibliques ou historiques. Les photographes fournissent les peintres eux-mêmes, qui accumulent sur place la documentation nécessaire pour produire, de retour en Europe, les œuvres que le souvenir des lieux leur inspirera. Fromentin écrit à sa femme, en octobre 1869, alors qu'il est invité à l'inauguration du canal de Suez : « Je commencerai, il sera grand temps, de fixer au moins par des notes écrites le plus gros de mes souvenirs. Ils abondent, et à défaut de croquis, ils me seront d'une certaine utilité même pour certains tableaux. À mon retour au Caire, je ferai de plus une ample provision de photographies. Elles ne vous donneront qu'une bien imparfaite idée de la beauté des choses. [...] Elles aideront du moins ma mémoire et fixeront des formes qui échappent au souvenir le plus sûr de lui. »

Femmes Barabra et un enfant
Femmes Barabra et un enfant |

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Paysage des bords du Nil 
Paysage des bords du Nil  |

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Le regard des amateurs

La photographie des amateurs montre une plus grande diversité de motivations et de sujets. Les photographies archéologiques mêmes, celles de Du Camp, Greene, Teynard et Salzmann, outre leur valeur documentaire, sont d'une qualité esthétique rarement atteinte dans les décennies suivantes par la production de série. Par leur nature, ces vues sont à rapprocher des notes, des croquis, des estampages qui forment la documentation traditionnellement rassemblée sur place par les savants égyptologues, historiens de l'art arabe et autres amateurs érudits. Soulagés de la référence écrasante à la peinture ou à la littérature, pourtant, ces témoignages, selon un phénomène récurrent dans la photographie du siècle dernier, atteignent à une originalité, à une force inconnues des œuvres à prétention (ou du moins à référence) artistique.

Les caractères propres de l'esthétique photographique s'y imposent avec évidence. Les études de détails d'architecture conviennent à merveille au rendu rugueux du calotype : il faudra beaucoup de talent et beaucoup de maîtrise aux photographes postérieurs, à Bonfils, Robertson ou Sebah, pour obtenir avec d'autres moyens techniques des images d'une beauté égale. Sans verser dans le primitivisme, c'est en dressant une sélection d'images sur plusieurs décennies que l'on constate combien il faut être exigeant, surtout dans le choix des images les plus tardives, si l'on ne veut pas laisser au lecteur l'impression que, après une perfection atteinte d'emblée, la suite de la photographie en Orient aurait été l'irrésistible décadence d'un art gangrené par le commerce.

Intérieur du village arabe d'Abâzîz
Intérieur du village arabe d'Abâzîz |

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