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Parcours pédagogique

Le pouvoir de faire : inventeurs et inventions mythiques

Le monde d'aujourd'hui à la lumière de la Crète antique
Par Maxime Cambreling, professeur de lettres classiques
12 min de lecture
Monnaie figurant le Minotaure et le labyrinthe
La mythologie regorge de personnages extraordinaires. On admire Hector pour sa noblesse, Hercule pour sa force, Ulysse pour sa ruse. Mais peu nombreux sont ceux qui se distinguent par leur habileté manuelle. Epeios, constructeur du cheval de Troie, s’efface souvent derrière Ulysse son inventeur ; Argos, le constructeur de l’Argo, ne passionne pas le public autant que Jason son capitaine.
Il existe pourtant un moment et un lieu des temps mythiques où des ingénieurs hors du commun ont enchaîné les inventions géniales : la Crète à l’époque du roi Minos.
Ce parcours propose quelques textes et objets permettant de revenir sur ces épisodes mythologiques dans le cadre d’une séquence de LCA en Terminale sur le thème « Inventer, créer, fabriquer, produire ». Il permet aussi d'ouvrir une réflexion sur le pouvoir de faire : la technique pourra-t-elle toujours nous sauver ? Le monde d’aujourd’hui ne ressemble-t-il pas à la vie de Dédale ?
Les ressources pour réaliser l'activité

Héphaïstos (Vulcain en latin), est le fils d’Héra, qu'elle engendre seule ou avec Zeus selon les versions. Il est le dieu du feu qui transforme, et par conséquent de la forge et de la plupart des activités artisanales, tandis qu'Athéna, est associée pour les activités domestiques plus féminines. Rejeté pour sa difformité (bossu, boîtant…) c’est en fabricant des objets pour les dieux qu’il est accepté sur l’Olympe : trônes, armes, bijoux enchantés…

Il a fabriqué pour Minos, fils de Zeus et roi de Crète, une créature anthropomorphe de bronze qui faisait trois fois par jour le tour de l’île pour repousser tout attaquant en lui jetant des rochers : le géant Talos.

Piste pédagogique : le premier robot de l'humanité ?

L’extrait d’Apollodore le Mythographe permet de se figurer ce à quoi Talos pouvait ressembler : un géant de bronze, qui se meut à grande vitesse (trois fois le tour de Crète chaque jour !) et d’une grande force, capable de lancer des rocher. Il fonctionne grâce à un liquide qui circule en lui, que l'auteur nomme ichor (ἰχώρ). C’est en perdant ce liquide qu’il meurt, tué par Médée.

On réfléchira avec les élèves sur le qualificatif de « premier robot de l’humanité » qui a pu être donné à Talos.

« Homme », « veine », « mourut »... Des mots du champ lexical du biologique sont utilisés pour le désigner. Certes, il est un homme « fabriqué », mais par un dieu, avec autant de surnaturel que de technique. Quelle différence avec l’homme « fabriqué » lui-aussi par Prométhée sinon l’emploi du bronze par le dieu du feu quand le Titan utilise la terre ?

Le terme ichor est-il à comprendre comme « sang des dieux » ou comme « fluide biologique » ?

Est-ce sa finalité utilitaire qui le rapproche d’une machine ? Il est fait pour patrouiller sans cesse sans besoin de repos. Il semble aussi ne pas vieillir, et ne mourir que parce qu’il a perdu le liquide qui le faisait fonctionner. C’est d’ailleurs le plus souvent la mort de Talos qui est représentée sur les quelques rares images antique de lui qui nous sont parvenues.

Alors Talos est-il une machine ? Un Homme de bronze ? Mérite-t-il le qualificatif de « robot » ?

Cet épisode mythologique peut permettre de lancer la réflexion avec les élèves sur la différence entre technique et magique, entre machine et créature.

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Erichtonios

Dans la mythologie, Héphaïstos, comme tous les dieux, est le géniteur de nombreux descendants. Le plus célèbre d’entre eux est Erichthonios, qui a deux mères : à la fois Gaïa, la Terre, et Athéna. Cette dernière, qui refusait les ardeurs du dieu boiteux, essuya la semence qu’il avait laissée sur sa cuisse avec une poignée de laine ; c'est en la jetant sur le sol qu'elle donna naissant à Erichthonios. Athéna éleva l’enfant, qui lui permettait d'avoir une descendance tout en conservant sa virginité.

Il est intéressant de noter que ce mythe permet d’associer les deux dieux de l’artisanat et de l’intelligence de la main. Sur les intailles ou les monnaies, Athéna/Minerve et Héphaïstos/Vulcain sont régulièrement associés, preuve qu’on les voyait bien comme deux protecteurs des activités créatrices.

Erichthonios aurait été le quatrième roi d’Athènes et l'ancêtre, à cinq générations d'intervalle, de Dédale.

Dédale

Dédale fut banni d’Athènes pour un crime aux causes peu banales. En effet, esprit brillant, il s’était vu confier l’éducation de son neveu. Mais jaloux de l’ingénieux enfant qui aurait inventé la scie et le compas, Dédale l’aurait jeté du haut d’une tour ou de l’Acropole. Selon certaines sources, l’enfant s’appelle Talos, fils de Perdix, sœur de Dédale. Pour d’autres, surtout romaines, Perdix est le nom de l’enfant. L’homonymie avec Talos le géant de bronze est frappante : d’Héphaïstos à Dédale, il n’y a qu’un pas. Sur les images, d’ailleurs, les deux personnages se ressemblent : d’âge mûr, barbus, mais surtout vêtus de la même exomide, vêtement du travailleur manuel et du marin.

Condamné pour ce crime, Dédale dut partir en Crète.

Pistes pédagogiques

Hygin

On pourra faire analyser et traduire le passage d’Hygin sur l’épisode :

Daedalus Eupalami filius, qui fabricam a Minerua dicitur accepisse, Perdicem sororis suae filium propter artificii inuidiam, quod is primum serram inuenerat, summo tecto deicit. ob id scelus in exsilium ab Athenis Cretam ad regem Minoem abiit.

Dédale, fils d’Eupalamus, dont on dit qu’il avait reçu son savoir-faire de Minerve, jeta du haut d’un toit Perdix fils de sa soeur à cause d’une jalousie d’artisan, parce que celui-ci avait inventé la scie en premier. Pour ce crime il partit en exil d’Athènes en Crète chez le roi Minos. (Hygin, Fables, XXXIX, trad. M. Cambreling 2022)

On réfléchira sur le passage qui fabricam a Minerua dicitur accepisse pour expliquer le talent de Dédale. On observera le champ sémantique recouvert par fabrica et on décomposera artifex pour retourner au sens premier de “art”.

Ovide

On pourra aussi, avec les élèves, analyser et traduire tout ou partie du texte d'Ovide (cf. passage en gras dans l'extrait proposé) sur le même sujet, et mener une réflexion sur la nature comme source d’inspiration des inventeurs. Mâchoire de serpent chez Apollodore le Mythographe, arête de poissons chez Ovide, c’est en observant la nature que des inventeurs trouvent leurs idées. Alors, copieurs ou créateurs ?

Pour aller plus loin

Les ressources pour réaliser l'activité

La relation entre Dédale et Pasiphaé, pour laquelle il invente un taureau de bois lui permettant de s'accoupler avec un taureau, oppose technique et nature. Dédale conçoit un dispositif pour permettre ce que la nature n’a pas permis. Cela marque le début d’une course à l’invention pour résoudre le problème posé par l’invention précédente (la vache impose le labyrinthe qui entraîne les ailes), qui mène jusqu’à la mort d’Icare. Pour le mythe, aller contre la nature c’est faire preuve d’hybris (ὕϐρις).

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On pourra avec les élèves analyser et traduire les extraits d'Hygin et d’Ovide. Ces deux fragments se prêtent bien à la traduction :

  • Chez Hygin : is ei uaccam ligneam fecit et uerae uaccae corium induxit, « il lui fabriqua une vache en bois et la recouvrit de cuir d’une vache véritable »
  • Chez Ovide : quae toruum ligno decepit adultera taurum / discordemque utero fetum tulit « la femme adultère qui abusa sous une forme en bois un taureau farouche et porta dans son ventre un fruit monstrueux »

On peut aussi les faire réfléchir sur le dispositif inventé par Dédale : vaccam ligneam, ligno, tout ceci à des fins toruum (jusqu’à notre français torve). Les auteurs, tout comme les artistes, présentent l’invention de Dédale comme artificielle (en bois) pour permettre à Pasiphaé d’assouvir un désir qui n’est pas naturel.

Les ressources pour réaliser l'activité

Le labyrinthe est sans doute la plus célèbre invention de Dédale. « Très célèbre par son génie dans l'art de construire », l'inventeur échafaude une façon de tromper non seulement le Minotaure, mais aussi n’importe qui. Cette invention, créée par l’esprit humain, dépasse l’esprit humain, et évoque le thème du créateur dépassé par sa création.

Pistes pédagogiques

L'étude du texte d'Ovide permet d'étudier le champ lexical de la tromperie, très présent chez le poète, et facilement relevable par les élèves. Cela montre bien comme cette invention perd ceux qui s’y rendent, trompe, fait errer, presque même son créateur (uixque ipse reuerti / ad limen potuit ; tanta est fallacia tecti, « À peine put-il lui-même retrouver / le seuil de son ouvrage, tant il était truffé de pièges. »)

On pourra également, avec les élèves, évoquer l’antonomase du dédale français là où elle existait déjà en latin mais pour signifier « industrieux, ingénieux ».

Le texte présente une seconde antonomase, celle du fleuve Méandre.

Pour aller plus loin

Le thème de l'inventeur dépassé par sa propre création est un schéma littéraire récurrent : on pense aux mythes du Golem de Prague ou de Frankenstein, mais aussi aux nouvelles de science fiction d'Isaac Asimov ou d'Aldous Huxley. Avec les progrès du numérique, ce thème est plus que jamais présent dans la société.

Les ressources pour réaliser l'activité

Dénouement tragique d'une fuite en avant technique, la chute d'Icare semble une punition aussi bien envers le créateur que l'utilisateur d'une technologie qui rivalise avec les dieux.

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Traduction

Le beau texte d'Ovide évoquant la chute d'Icare est assez long. Le passage suivant se prête bien à l'analyse et à la traduction :

clausus erat pelago. « terras licet, inquit, et undas
obstruat : et caelum certe patet ; ibimus illac :
omnia possideat, non possidet aera Minos. »
dixit et ignotas animum dimittit in artes
naturamque nouat. nam ponit in ordine pennas
a minima coeptas, longam breuiore sequenti,
ut cliuo creuisse putes: sic rustica quondam
fistula disparibus paulatim surgit auenis ;
tum lino medias et ceris alligat imas
atque ita conpositas paruo curuamine flectit,
ut ueras imitetur aues.

Qui est responsable ?

On peut, avec les élèves, nourrir la réflexion sur le geste technique avec trois passages de l’extrait :

  •  in artes naturamque nouat  il renouvelle la nature par la technique »), qui nous montre l’hybris de Dédale, qui encore une fois permet par la technique ce que la nature n’a pas permis : voler.
  • damnosasque erudit artes  il enseigne les techniques funestes »), qui préfigure la fin tragique en faisant porter le caractère funeste aux artes, pas à Dédale lui-même.
  • deuouitque suas artes  et il maudit ses connaissances techniques ») qui conclut l’épisode en faisant porter la responsabilité de la mort de son fils à la technique et aux savoirs.

Se pose alors la question de la responsabilité de l’inventeur : qu’est-ce qui est la cause de la mort d’Icare ? Le roi Minos, le pouvoir qui a contraint Dédale et Icare à prendre la voie des airs ? L’enfant lui-même, pour avoir utilisé l’invention sans la prudence nécessaire ? L’inventeur, pour avoir mis à disposition de son fils ce moyen de dépasser la nature ? Ou la science elle-même (ars) sans laquelle rien ne se serait produit ? C’est cette dernière idée que semble suivre Dédale. Est-ce une manière de fuir ses responsabilités ?

Pour aller plus loin

La Crète du roi Minos aura été comme un laboratoire : laboratoire technique et laboratoire d’idées, car comme souvent le mythe est une matière formidable pour interroger nos croyances. Deux mille ans avant nos questions contemporaines, des thèmes comme la robotique, le biomimétisme, l’invention qui dépasse son créateur et l’éthique scientifique alimentaient déjà les grands mythes. L'occasion de rappeler le rôle fondamental des humanités dans nos questionnements contemporains : le classique, ce n’est pas ce qui est intemporel, mais ce qui est toujours actuel.

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