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Une clientèle littéraire chez les joailliers

Les relations entre Belles-Lettres et bijoutiers
Nécessaire égyptien
Nécessaire égyptien

Photo : Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier

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Au ​19e ​siècle comme au ​20​​​e siècle, hommes et femmes de lettres poussent les portes d’illustres maisons de joaillerie jusqu’à en devenir de fidèles clients. Si certains entretiennent des correspondances avec les créateurs bijoutiers, d’autres collectionnent les bijoux quand quelques-uns ne les commandent que pour les offrir en gage d’affection. Mais tous sans exception restent fascinés par le désir de posséder un bijou où se lit dans les pierres choisies, l’énigme d’une histoire personnelle, intime.

Parer l’élite littéraire de la Belle Époque aux années 1940 

À l’heure de la Belle Époque, à l’heure où Paris vit intensément, la figure de Robert de Montesquiou (1855-1921), poète et dandy excentrique, influence l’œuvre de ses contemporains. Si Marcel Proust s’en inspire pour brosser les contours de Charlus, baron d’À la recherche du temps perdu, Pierre Loüys (1870-1925) le critique dans un poème Le Comte R… de M…. Les fantaisies et le style de cette personnalité du monde des arts et des lettres sont également évoqués chez Jean Lorrain qui lui prête les traits de son M. de Phocas également connu sous le nom du duc de Fréneuse.

Jean Lorrain évoque la boutique de Barucchini

Jean Lorrain, M. de Phocas
M. de Phocas ne semblait même pas se douter de ma présence et, flexible et fier, il continuait de ramer...
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Dans ce roman à l’écriture décadente, ​Lorrain évoque la boutique du maître orfèvre et ciseleur Barruchini et la présence du personnage principal en ces lieux. Au sein du texte, l’auteur fait référence à la relation entretenue par Robert de Montesquiou et le fameux bijoutier de la fin du ​19​​​e siècle, René Lalique (1860-1945). Les deux hommes qui, selon leur correspondance, se sont rencontrés via l’intermédiaire de Mme Terka (1863-1910) nouent une fervente amitié. Si Robert passe plusieurs commandes à l’artiste, dont la restauration d’une précieuse épingle de cravate1, il achète également des bijoux pour faire plaisir à son entourage. Il offre ainsi à sa nièce Mme la comtesse Greffulhe (1860-1952) un diadème de fuchsias et à Lady de Grey, une bague en plume de paon. Admiratif de son travail, le poète n’hésite pas à glorifier Lalique dans son ​recueil de 1901 dont la couverture est d’ailleurs illustrée par un dessin du joaillier.

Les Paons, couverture
Les Paons, couverture |

Bibliothèque nationale de France

À l’instar de Judith Gautier chez qui il se rend dans son appartement de la rue de Berri, puis plus tard de Sarah Bernhardt2, Robert de Montesquiou aurait été l’un des premiers à acquérir dans une boutique du Palais-Royal où l’on pouvait tout acheter : « du diamant de la plus belle eau à la perle à 25 centimes »3, à une tortue vivante qu’il dépose sur son tapis. Cet épisode relaté dans ses mémoires, Les Pas Effacés, trouve une résonance au cœur l’œuvre littéraire ​À Rebours​ de 1884. Joris-Karl Huysmans (1848-1907), auteur de ce roman symboliste à l’esprit décadent emprunte en effet au poète l’idée d’une tortue vivante, objet de décoration que son antihéros, Jean des Esseintes, parsème avec lubie de rutilantes pierres précieuses.  

Le cœur est un bijou dans un écrin qui s’use. 

Gabriele d'Annunzio, Le Grand Écho du Nord de la France, 29 Août 1931

Sarah Bernhardt dont Montesquiou est très proche nourrit également les fantaisies attribuées à son ami lorsqu’elle fait croire à Jules Renard (1864-1910) que le poète possède une bague dans laquelle est enfermée une vraie larme. En sus des bijoux qu’il commande à Lalique, Montesquiou achète des épingles aux bijoutiers Falize et prend la pose sur de nombreux portraits peints avec son accessoire fétiche : une canne. S’il côtoie l’élite intellectuelle de son époque – pensons à ​Natalie Clifford Barney ou à Liane de Pougy – il voue une certaine admiration au poète Gabriele d’Annunzio (1863-1938). L’italien pour qui ​« le cœur est un bijou dans un écrin qui s’use » a un goût certain.

Pour éblouir ses conquêtes, il se rend alors chez « le prince des orfèvres », le joaillier Mario Buccellati (1891-1965) qu’il a rencontré en 1922 et avec qui il noue une authentique amitié.   

Boîte d’allumettes en argent précieux et en émail
Boîte d’allumettes en argent précieux et en émail |

© Collection historique Buccellati

Collier en argent, or jaune, perles et diamants
Collier en argent, or jaune, perles et diamants |

© Collection historique Buccellati

Bracelet à manchette
Bracelet à manchette |

© Collection historique Buccellati

Hommes et femmes de lettres Place Vendôme 

Louise de Vilmorin à Verrières-Le-Buisson
Louise de Vilmorin à Verrières-Le-Buisson |

© Collection particulière

Au numéro 22 de l’illustre place Vendôme, on fait appel à la plume de l’écrivain et poète Paul Valéry (1871-1945) pour préfacer le catalogue de gouachés du designer français René Sim-Lacaze (1901-2000) pour la maison Van Cleef & Arpels lors de l’exposition new-yorkaise. Pendant ce temps, d’autres auteurs reconnus se pressent dans la boutique du numéro 12. Installé au cœur du triangle d’or des joailliers parisiens depuis 1907, Chaumet y reçoit l’élite intellectuelle à l’instar de l’académicien François Mauriac (1885-1970), du dramaturge Edmond de Rostand (1868-1918) ainsi que celle qui signe avec un trèfle à quatre feuilles, Louise de Vilmorin (1902-1969).

Auteure en 1951 de Madame de, Louise fréquente le Café Society et s’impose dans les cercles mondains. Comme tant d’autres, elle s’habille chez Chanel, côtoie Elsa Schiaparelli ainsi que Jean Cocteau qui remarque son talent. L’écrivaine qui laisse derrière elle une douzaine de romans et quatre recueils de poésie aime la mode et rédige de nombreuses chroniques dans Vogue et Marie-Claire. Louise possède sans conteste le goût du langage et dispose également d’un véritable goût pour la parure. Si cette affection pour les bijoux lui vaut un article dans le Vogue américain Louise de Vilmorin – a new Personality in jewels, le grand magasin de luxe, Bergdorf et Goodman, sur la 5e avenue à New York, lui propose un contrat pour inspirer ses articles de bijouterie. Elle fréquente ainsi les hommes de métier comme l’orfèvre Robert Goossens (1927-2016) qui travaillera un temps pour Chanel, ou encore Max Boinet (1898-1991) fondateur d’une maison de bijouterie en 1937 avec qui elle entretient une correspondance et pour qui elle dessine des bijoux.

Correspondance de Louise de Vilmorin avec René Clair

Essai sur Louise de Vilmorin, Pierre Segherqs
René,  L’immédiat est le plus triste, le plus exigeant, le plus cruel des maîtres. Je me suis mise...
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Un personnage qui accumule les dettes dans Madame de

Louise de Vilmorin, Madame de
M. de avait une belle fortune, il était fier de sa femme et ne lui refusait rien. Jamais il ne lui posait...
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Edith Wharton (1862-1937), que l’on surnomme la Proust américaine, est à partir des années 1925, tout comme Louise, une fidèle et exigeante cliente de Chaumet. Chez le joaillier, elle passe commande de plusieurs bracelets de style moderne, un collier de perles et un serre-cou de 1924. Dans ses nombreux romans, les bijoux sont signe de richesse, symbole de statut et d’acceptation sociale. Portés par des protagonistes féminines, ils reflètent la réussite du mari comme dans La Récompense d’une mère (1925) et suscitent les envies. Il en est ainsi dans son premier best-seller de 1905 Chez les heureux du monde [The House of Mirth]. Les ambitions matérielles des personnages de Wharton s’appliquent à la femme de lettre que l’on voit parée de colliers à multiples rangs de perles sur plusieurs portraits photographiques.

Elles s’étaient arrêtées devant la table où les bijoux de la mariée étaient exposés, et le cœur de Lily palpita d’envie à la vue de la lumière qui se réfractait de leur surface, lueur laiteuse des perles, parfaitement appariées, feu des rubis rehaussé par le velours sur lequel ils se détachaient, intenses rayons bleus des saphirs dont la clarté était avivée par les diamants qui les sertissaient [ …] L’ardeur des pierres réchauffait les veines de Lily comme un vin généreux .

Edith Wharton, Chez les heureux du monde, Paris, Gallimard, 1982, p.156
Edith Wharton et les bijoux
Edith Wharton et les bijoux |

© Library of Congress

À Paris, dans ces mêmes années une autre écrivaine se rend au n°12 de la place Vendôme : Karen Blixen (1885-1962). C’est au sein de son exploitation agricole de café au Kenya que la jeune aristocrate développe son talent littéraire. La Ferme africaine publié en 1937 et adapté par Sydney Pollack dans Out of Africa en 1985 regorge d’anecdotes et de denses descriptions du continent de son cœur : l’Afrique. Dans ses autres romans dont Le Dîner de Babette (1953), Karen Blixen construit des univers subversifs, saturés par l’ornement, l’être et l’avoir. Les bijoux y apparaissent pour exprimer l’expérience de la perte, de la sensualité ou de l’éternité 

« Elle n’avait sur elle, en fait d’objet de valeur, que l’anneau de mariage que son mari lui avait passé au doigt une semaine plus tôt à l’église.
[…]
- Lise ! Que se passe-t-il ?
Elle cherchait quoi dire. Après un temps, elle répondit :
- J’ai perdu ma bague.
- Quelle bague ?
- Ma bague de mariage.
En s’entendant prononcer ces mots, elle en comprit le sens : sa bague de mariage ! » 

Karen Blixen, Le Dîner de Babette, Paris, Gallimard, 1989, p.250 -252 

Le couple qu’elle forme avec le Baron et écrivain Bror Von Blixen séjourne au Ritz, non loin de la maison de joaillerie Chaumet à qui ils passent de nombreuses commandes dont une broche en cristal de roche dépoli, diamants et perles réalisée en 1925, une paire de boucles d’oreilles en diamants bordés d’onyx de 1922 et une épingle de voile ornée de cœurs en diamants4.

Des romanciers rue de la Paix ​     ​ 

Si la rue de la Paix accueille dès 1815 l’historique maison de joaillerie Mellerio au numéro 22, il faut attendre quelques années plus tard, à l’orée du ​20​​​e siècle pour que la maison Cartier, fondée en 1847 par Louis-François Cartier (1819-1904), s’installe au n°13 de la prestigieuse artère. Un chiffre porte-bonheur pour cette maison de joaillerie qui, à l’heure des années folles rythmées par le jazz et le charleston, accueille au sein de sa boutique parisienne toute la haute société américaine. Au cœur de ce gratin cosmopolite dont les excentricités sont relayées dans Harper’s bazaar et Vogue, Ira Nelson Morris (1875-1942) diplomate et auteur américain commande au joaillier en 1927 un nécessaire égyptien. 

Nécessaire égyptien
Nécessaire égyptien |

Photo : Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier

Montre en forme de livre
Montre en forme de livre |

Photo : Nick Welsh, Collection Cartier © Cartier

La journaliste et romancière américaine Ellin Mackay (1926-1988), femme du célèbre parolier Irving Berlin (1888-1989), se fournit également chez Cartier. À ses côtés, on compte également, en tant que cliente fidèle, Daisy Fellowes. Si la petite fille du magnat de la machine à coudre, Isaac Singer, est connue comme l’une des femmes la plus glamour et élégante de son temps, ses talents d’écriture ne connaissent pas la même gloire.

Broche pince
Broche pince |

Photo : Vincent Wulveryck, Collection Cartier © Cartier

Auteure de plusieurs romans dits « mineurs » dont le plus célèbre reste Les Dimanches de la Comtesse Narbonne de 1935, Daisy est avant tout célébrée dans la presse de l’époque pour sa collection de bijoux. Celle qui inspire, grâce à la teinte de son diamant « tête de bélier » de 17.47 carats acheté à Londres chez Jacques Cartier (1884-1942), la couleur rose « Shocking » à la créatrice Elsa Schiaparelli, se presse dans les boutiques des meilleurs joailliers. Daisy se rend au 59 rue de Châteaudun, dans le salon privé de Suzanne Belperron où Nusch Éluard (1906-1946), la muse et femme du poète est déjà cliente. Chez Boivin, pour qui Suzanne a travaillé un temps, entre 1919 et 1932, Daisy achète une broche datant de 1940 représentant un ananas stylisé en or jaune, platine, diamants et saphir taille coussin. 

Dessin pour un collier « hindou »
Dessin pour un collier « hindou » |

Archives Cartier Paris © Cartier

Collier « Hindou »
Collier « Hindou » |

Photo : Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier

Dessin pour une broche « Toison d'or », avec tête et pattes articulées
Dessin pour une broche « Toison d'or », avec tête et pattes articulées |

Archives Cartier Paris © Cartier

Bracelet rigide « Deux chimères »
Bracelet rigide « Deux chimères » |

Photo : Vincent Wulveryck, Collection Cartier © Cartier

En plus de cette élite américaine, Cartier reçoit également les commandes d’intellectuels français. Parmi eux, l’essayiste et poète Paul Claudel (1868-1955) se rend chez le joaillier le 13 septembre 1937. Consignée dans son journal, cette visite destinée à observer la beauté des perles et des pierres précieuses lui inspire un très beau texte publié en 1938 grâce à ​la maison Cartier et repris en 1946 dans La Mystique des Pierres précieuses. La princesse Marthe Bibesco (1886-1973), femme de lettres française plus connue sous le pseudonyme de Louise Decaux, se rend aussi au 13 rue de la Paix.  

Marthe Bibesco
Marthe Bibesco |

Bibliothèque nationale de France

Tout comme sa cousine Marthe, l’écrivaine à la verve et au talent inépuisable, Anna de Noailles (1876-1933) apprécie les bijoux et joue dans ses vers avec le lexique joaillier :

« Le ciel gris, ce matin, dénoue
Son frais collier de gai cristal :
La pluie est un soleil qui joue
Avec des rayons de métal »

Anna de Noailles, « Le ciel gris, ce matin… »,  Les Forces éternelles, Paris, A. Fayard, p.153

Tenancière d’un salon où se regroupe toute l’élite intellectuelle et mondaine de Paris, la poétesse entretient une vive correspondance avec Marcel Proust (1871-1922). En sus de la forte amitié qui la lie dès 1893 au romancier d’À la recherche du temps perdu, Anna admire le talent de Colette (1873-1954) qu’elle n’hésite pas à décrire dans ses mémoires, Le Livre de ma vie, en 1932, comme une gemme 

« Et l’on vit apparaître, lasse de dissimulation, provocante, effrontée, sûre de soi, paisible aussi comme Cybèle, énigmatique comme la déesse africaine, chatte et tigre, Colette, aux yeux de puissante naïade avisée. Ce nom délicat, naïf jusqu’alors porté par des jeunes filles qui suggéraient la vision de leur pensionnat distingué, de leurs fiançailles élégantes ou contraintes, devint, dans sa brièveté, sa solitude dominatrice, un cabochon démesuré et sans fêlures, auprès de quoi pâlirent toutes les pierres taillées, lui dédiant spontanément leurs faisceaux de lueurs. »

Anna de Noailles, comtesse Elisabeth de Brancovan, Le Livre de ma vie, Paris, Bartillat, 2008, p.109

Broche
Broche |

Photo : Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier

Discrète sur sa vie, Anna de Noailles se pare dans sa jeunesse d’amulettes issues des bazars turcs offertes par sa cousine Irène et le banquier grec Théodore Baltazzi durant son unique voyage à Constantinople en 1887 : « bijoux en filigrane, piécettes en émail bleu où le nom du sultan traçait en traits réduits semblables à des griffes argentées, un léger vol d’hirondelles ». Plus tard, son écrin personnel se remplira de pièces plus précieuses : broche en émail et perle fine du joaillier Antoine Bricteux, collier de perles et bague en platine.

Notes

  1. René Lalique, Correspondance d’un bijoutier Art Nouveau 1890-1908, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2007, p.191
  2. Sarah Bernhardt, Ma Double vie, Mémoires, Charpentier, Fasquelle 1923, tome I, p. 191.  
  3. The American in paris or heath’s picturesque annual for 1843, Londres, Health’s, p.164-165  
  4. Henri Loyrette, Chaumet, joaillier parisien depuis 1780, Paris, Flammarion, 2017, p.332 et 338   

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre d'un partenariat avec l'École des Arts Joailliers, soutenue par Van Cleef & Arpels.

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