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Le jeu d'échec dans les cultures orientales

Le sheykh Shams ud-Din Tabrizi joue aux échecs avec un jeune chrétien
Le sheykh Shams ud-Din Tabrizi joue aux échecs avec un jeune chrétien

© Bibliothèque nationale de France

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Apparu probablement en Inde, le jeu d'échec a voyagé dans toute l'Asie. On en trouve ainsi des avatars jusqu'en Chine et au Japon. Mais c'est surtout le monde islamique qui a contribué à son évolution.

Naissance du jeu d'échecs en Orient

Il est bien difficile de dater la naissance du jeu d'échecs. De la Chine à l'Égypte, il a existé dans tout l'Orient antique de nombreux « jeux de table » représentant un combat de pions à déplacer sur une sorte de damier. Où, quand et comment l'un de ces jeux s'est-il progressivement transformé pour donner aux échecs une date de naissance ?

C'est en Inde, à une époque assez récente, selon toute vraisemblance au 6e siècle de notre ère, que l'ancêtre des échecs est inventé : l'ancien jeu des « quatre rois » – le chaturanga. À la fin du 6e siècle, une ambassade indienne transmet le jeu en Perse.

La première véritable diffusion internationale des échecs, notamment vers l'Occident, sera alors assurée par l'expansion de l'Islam. En conquérant la Perse en 642, les Arabes font connaissance avec le jeu. Ils s'y adonnent avec passion et étendent sa pratique au fur et à mesure de leurs conquêtes. Vers l'ouest, le jeu traverse le Maghreb et la Méditerranée pour parvenir dans l'Espagne musulmane et atteindre l'Occident chrétien à la fin du 10e siècle. Vers l'est, les caravanes ont déjà porté le jeu jusqu'en Chine et au Japon. Au nord, les routes commerciales conduisent le jeu vers les populations scandinaves et russes à la fin du 11e siècle. Depuis l'Inde jusqu'en Espagne, l'élite de la société musulmane joue aux échecs dans tout l'Empire islamique à la fin du 10e siècle. Toute une littérature technique, allégorique et symbolique leur est déjà consacrée.

Au cours d'un tel voyage de quatre siècles, le jeu s'est profondément modifié. Chaque société l'a réinvesti de ses propres codes, faisant évoluer pièces et règles selon ses traditions. S'ils ont une même origine, les jeux indiens, chinois et japonais n'ont plus rien de commun avec les échecs occidentaux.

Le jeu en Inde

Ancêtre lointain des échecs, le chaturanga est un jeu de guerre indien inventé entre les 5e et 6e siècles. Le terme apparaît dans de nombreux textes anciens : le Livre des Hymnes, le Rig Veda ou encore dans le Mahabharata et le Ramayana. Formé des deux racines sanskrites – chatur, « quatre », et anga, « membre » – il signifie littéralement « ayant quatre membres » ou « quadripartite ». Cet adjectif qualifie les armées typiques de l'Inde ancienne, composées de « quatre corps » ou divisions distinctes, que l'on retrouve dans le jeu : chars de combat, cavalerie, corps des éléphants, infanterie, sous les ordres d'un Rajah.

De la table rituelle à la table de jeu

Les pièces prennent naturellement place sur la table rituelle de 8 x 8 cases, détournée à des fins profanes. Depuis des temps immémoriaux, cette table de soixante-quatre cases symbolise l'ordre cosmique – le Vastu Purusha mandala, résidence sacrée des dieux du Panthéon hindou, les quatre cases centrales correspondant au dieu créateur Brahma.

Ce diagramme est utilisé par les prêtres-architectures pour dessiner les plans des temples et des cités. Mais les Indiens, comme les Perses leurs voisins, sont des joueurs invétérés. Vers 600 av. J.C., ces parieurs enfiévrés détournent le diagramme primordial de son usage rituel et fondent une table de jeu profane, rebaptisée Ashatapada, littéralement « huit carrés ». Tel est le nom de l'échiquier primitif, considéré comme un champ de bataille stylisé.

Une guerre de conquête

À cette époque, l'Inde se trouve éclatée en de nombreuses principautés rivales qui luttent entre elles pour unifier le royaume. Transposition de ces guerres intestines, le jeu primitif se présente vraisemblablement comme une guerre de conquête. Il oppose quatre adversaires disposant chacun d'une armée de huit pièces : un roi, à la tête des quatre corps de l'armée indienne traditionnelle – l'éléphant, le cavalier et le char à l'arrière-garde ; quatre fantassins en première ligne.

Le jeu se pratique alors avec deux dés et laisse au hasard le choix des pièces à déplacer. Celles-ci se prennent les unes les autres. Le char traverse en ligne dans toutes les directions. L'éléphant avance de deux cases en diagonale. Le cavalier saute à droite et à gauche. Le pion se déplace case à case, promu en pièce majeure s'il atteint la dernière rangée opposée. Des alliances tactiques peuvent être nouées entre adversaires. Mais lorsqu'un joueur prend un roi rival, il annexe alors les pièces restantes aux siennes. La partie s'achève après que sont capturées les dernières pièces. Un décompte de points correspond au nombre et à la valeur des prises. S'il y a enjeu d'argent, les sommes sont réparties au prorata. Considéré comme le premier des jeux de guerre, le chaturanga fait l'objet des enjeux les plus divers. Il se répand aussi bien dans les antiques « maisons de jeu » de l'Inde ancienne que dans ses plus riches palais.

Éléphant indien
Éléphant indien |

© Bibliothèque nationale de France

Un duel stratégique

Selon l'hypothèse la plus répandue, la mutation du jeu aurait commencé en Inde même, lorsqu'il transite des principautés du Nord à celles de l'Ouest, fortement imprégnées par la culture et la raison grecques. Les dés sont supprimés, la réflexion remplace le hasard. Les enjeux d'argent ne laissent désormais plus la moindre chance aux piètres stratèges. Les armées de l'Est et de l'Ouest sont supprimées, les joueurs réunis par deux. Le combat réduit à un duel stratégique, un « ministre » remplaçant les rois déchus

C'est ainsi que le jeu est transmis en Perse vers le milieu du 6e siècle.

Le jeu en Perse et dans le monde islamique

Plus que l'Inde, c'est la Perse qui a donné au jeu une structure suffisamment moderne pour que l'on puisse parler « d'échecs ». D'ailleurs, le mot « échec » est lui-même d'origine persane : par différents intermédiaires arabes et latins, il remonte au terme persan shah qui désigne le roi.

Selon la légende, un ambassadeur indien aurait apporté le jeu des « quatre rois » à la cour de Khosrô Ier Anushirwan (531-579), shah de Perse, pour tester son intelligence. En fait, le jeu a vraisemblablement transité par les peuples nomades d'Asie centrale, avant d'arriver en Perse par le biais du commerce. Quoi qu'il en soit, dans les années 550, plusieurs écrits mentionnent l'existence du shatrandj, nouveau nom donné par les Perses au chaturanga.

Présentation au roi sassanide Chosroès du jeu d'échec importé récemment d'Inde
Présentation au roi sassanide Chosroès du jeu d'échec importé récemment d'Inde |

© Bibliothèque nationale de France

Les Arabes adoptent les échecs

C'est en conquérant la Perse en 642 que les Arabes font connaissance avec le shatrandj. Jeu favori des peuples nomades, les échecs arabo-persans sont introduits dans la péninsule Arabique par les Bédouins et au nord jusqu'en Russie par les Mongols. Ali, époux de Fatima, la propre fille du prophète Mahomet, en est déjà grand amateur. Mais le jeu se trouve rapidement banni par les théologiens en vertu du précepte coranique selon lequel l'usage de figurines est impie. Les pièces arabes prennent alors des formes abstraites, identifiables par leur forme et leur décor. Bien qu'islamisés, les Perses continueront de jouer avec des pièces figuratives.

La contribution des Arabes au développement des échecs est immense, notamment grâce à quelques souverains musulmans, véritables passionnés du jeu. Le calife Haroun al-Rachid est le mécène de plusieurs champions avec lesquels il aime se confronter. En 847, il organise une compétition rassemblant les meilleurs joueurs de l'Empire islamique, sans doute le premier tournoi de l'histoire des échecs. Les premiers livres techniques datent de cette époque.

Husraw Ier et son vizir Buzurdjmihr
Husraw Ier et son vizir Buzurdjmihr |

© Bibliothèque nationale de France

Sage expliquant le jeu d'échecs
Sage expliquant le jeu d'échecs |

© Bibliothèque nationale de France

Après les conquêtes de l'Espagne et du Portugal, les échecs connaissent une expansion considérable. Dans cette nouvelle province appelée al-Andalus, les Maures installent des universités dispensant l'enseignement de la culture musulmane, échecs compris. Une modification de l'échiquier, jusqu'alors simplement quadrillé, intervient vers l'an 1000 : les cases sont partagées en trente-deux blanches et autant de noires. Cette nouveauté introduit la notion de fous de cases blanches ou de cases noires. C'est ainsi que le shatrandj se répand en Occident.

Premiers traités échiquéens

Les Arabes ont énormément contribué au développement et à l'approfondissement des échecs. Ce sont eux qui, les premiers, ont constitué une véritable « littérature échiquéenne » rassemblant des recueils de parties et des problèmes d'échecs destinés à l'apprentissage du jeu ou à son perfectionnement. AI-Adli rédige son Livre des échecs en 842, sous le calife Haroun al-Rachid, grand mécène du jeu. De cette même époque datent des fins de parties analysées et desquelles étaient tirés des enseignements applicables à la pratique. Ces traités, notamment ceux d'al-Suli, étudient des parties réellement jouées dont le dénouement est particulièrement beau ou surprenant. C'est la naissance du problème d'échecs.

Partie d'échecs arabe
Partie d'échecs arabe |

© Bibliothèque nationale de France

Meilleur joueur de cette époque, al-Suli cite à l'appui d'un problème une anecdote amusante, que François Le Lionnais relate dans son Dictionnaire des échecs : « Un jeune seigneur eut la folie de jouer aux échecs, contre un monceau d'or, sa belle et favorite esclave Dilaram. Réduit à une position désespérée et menacé d'un mat en un coup, sa vue se trouble, sa tête s'égare, il maudit sa cupidité qui l'expose à perdre une femme qu'il adore. Incapable de se délivrer du danger qui le menace, il croit n'avoir plus qu'à se résigner à son malheureux sort. Mais la belle Dilaram suivait la partie. Derrière son voile, elle l'avait étudiée avec soin, et ne désirant pas devenir la propriété de l'étranger, elle s'écrie : "Oh ! mon seigneur, que la joie rentre dans votre âme, sacrifiez vos deux rocs [tours] plutôt que moi, avancez hardiment votre éléphant [fou], poussez votre pion et votre cavalier donnera le mat !" Un peu incrédule, son maître suivit quand même son conseil, gagna l'or et garda Dilaram. »

La littérature échiquéenne s'est rapidement répandue dans tout l'Empire islamique et jusqu'en Occident, dans l'Espagne musulmane où les échecs sont enseignés. Ainsi des étudiants européens ont-ils appris la pratique du shatrandj. À partir de 1200, apparaissent les premiers écrits occidentaux : Le Livre des jeux d'Alphonse X, roi de Castille et passionné du jeu, et surtout Le Livre des échecs moralisés (vers 1315) de Jacques de Cessoles. Mais contrairement aux musulmans, les Européens ne s'intéressent peu aux problèmes d'échecs. Ils ne cherchent pas la beauté des combinaisons mais des méthodes efficaces, notamment dans les ouvertures, pour gagner la partie. Les musulmans, dont la civilisation est alors plus avancée dans les domaines intellectuels, considèrent le jeu de manière plus scientifique que les nobles européens, bons vivants et peu enclins à un travail de recherche.

Le jeu en Chine

Aux 6e-7e siècles, pèlerins bouddhistes et marchands essaiment le jeu indien le long de la route de la Soie jusqu'en Chine. Bien accueilli, le jeu est investi par les propres traditions de l'empire du Milieu et devient le xiang qi, « jeu des figurines d'ivoire ». Transformé en « général », le roi reste confiné dans quatre cases, dites « forteresse impériale ». Deux nouvelles pièces sont introduites : les « canons ». La table de jeu devient rectangle, scindée en deux par un espace médian symbolisant le fleuve Jaune sacré. Placées aux intersections, les pièces ne se déplacent plus suivant les cases mais le long des lignes. Les règles sont modifiées pour accélérer le jeu, jugé trop lent en ouverture. À la fin du 10e siècle, les parties s'achèvent rapidement, autour du vingtième coup. Au fil du temps, le xiang qi est devenu le jeu favori des classes populaires, l'élite lui préférant le wei qi, ancêtre du jeu de go.

Les échecs japonais

Après une escale en Corée, le jeu chinois s'implante au Japon au début du 11e siècle. Il est alors vidé de sa substance guerrière originelle et prend une dimension onirique : c'est le shôgi. Au duel stratégique, les échecs japonais préfèrent un affrontement de deux forces cosmiques. Totalement atypique, le shôgi se joue avec quarante jetons plats, taillés en pointes, identiques pour les deux camps et distingués par des idéogrammes. Les pièces perdent leurs connotations guerrières pour une désignation plus poétique : un « général d'or » ou « d'argent » commande des « chars parfumés » ou « célestes » ; des licornes et des phénix sont introduits. À l'époque des Tokugawa (1607-1867), le shôgi devient une institution nationale. Trois familles sont chargées d'enseigner les règles du jeu dans un shôgi-dokoro, « maison des échecs », et reçoivent une rente régulière. Le grand champion est choisi parmi leurs membres et obtient le titre de meijin. Cette tradition s'est perpétuée de père en fils pendant deux cent cinquante ans. Aujourd'hui, le shôgi est un jeu très populaire pour lequel sont régulièrement organisés des concours nationaux.

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