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Interpréter, c’est créer du sens

Tradition juive et interprétation de la Bible
De l’esclavage à la liberté
De l’esclavage à la liberté

© Bibliothèque nationale de France

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Le texte biblique est indissociable de son interprétation ; comprendre, interpréter le texte est considéré comme une forme de la révélation divine par la Tradition juive.

Les traductions sont les premiers commentaires

Les targoumim, ou traductions araméennes, sont le premier chaînon entre l’Écriture et les diverses formes de son interprétation.

C’est sur les versions araméennes que l’on s’est d’abord reposé pour la compréhension de l’Écriture ; en effet, le targoum était lié à la liturgie synagogale, il devait être entendu et compris immédiatement, ce qui permet de le considérer, de par son caractère oral et collectif, comme proche de la « culture populaire ». Les targoumim se présentent comme « l’état le plus simple de l’exégèse scripturaire », ils se trouvent à la charnière unissant la Loi écrite à la Loi orale, tout proches de la Loi écrite puisqu’ils sont les plus proches de l’époque d’Esdras. Ils ont influencé la Michnah – la Loi orale – et son langage, et sont considérés comme des œuvres exégétiques, une traduction étant déjà une élaboration, une construction du sens, une interprétation. Pendant des siècles, l’interdiction de transcrire « l’enseignement oral », la Torah ché beal pé, a été considérée comme une loi fondamentale : « Ceux qui transcrivent la Halakhah sont comme ceux qui brûlent la Torah. Celui qui transcrit la Aggadah perd sa part du monde futur. » Plus tard, les maîtres de la Tradition décidèrent de mettre l’enseignement oral sous une forme écrite, geste qu’ils justifièrent en interprétant un verset des Psaumes dans le sens : « Il vient un moment où vous pourrez annuler la Torah pour la fonder. » Il vaut mieux qu’une partie de la Loi soit abrogée plutôt que la Loi tout entière oubliée. La transcription de la Loi orale a donné différentes catégories de textes en fonction des modes d’interprétation.

Trente lignes en quinconce évoquant des briques
Trente lignes en quinconce évoquant des briques |

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Le Talmud

Le Talmud (de la racine lamèd, étude ou enseignement) est le commentaire oral donné sur le texte biblique et transmis de génération en génération. En principe, la Loi orale devait se transmettre exclusivement de bouche à oreille. Un jour  qui dura plusieurs centaines d’années  elle fut mise par écrit. Cette Loi « orale-écrite » est devenue le livre par excellence du judaïsme depuis quinze siècles, véritable texte fondamental du peuple juif, passage obligé de toutes les interprétations des Écritures, autorité décisive en ce qui concerne les règles de vie, référence incontournable pour l’intelligence de la Révélation.

Le Talmud régit, en la discutant et en la codifiant, la vie quotidienne et rituelle ainsi que la pensée des juifs pratiquants. Abstraction faite de l’immense littérature rabbinique qui s’y rattache, il représente le travail du judaïsme depuis Esdras le Scribe (6e siècle avant J.-C.) jusqu’au 6e siècle de l’ère chrétienne, travail ininterrompu auquel ont coopéré toutes les forces vives des sages et toute l’activité spirituelle et intellectuelle d’une nation. Il offre avec les commentaires qui s’y ajoutèrent une œuvre monumentale en vingt énormes volumes dans l’édition princeps, dite édition Bomberg (du nom de l’imprimeur), éditée à Venise en 1523, édition qui a défini la pagination et la mise en page définitive du Talmud pour toutes les éditions jusqu’à aujourd’hui.

Abrégé du Talmud d’Asher ben Jehiel
Abrégé du Talmud d’Asher ben Jehiel |

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La Michnah et la Guemara

Le Talmud se compose de deux parties distinctes : la Michnah et la Guemara, la première représente le texte proprement dit et la seconde en est le commentaire. On désigne sous le nom de Michnah un recueil de décisions et de lois embrassant toutes les parties de la législation civile et religieuse, la Guemara en est le commentaire perpétuel qui la suit dans toutes ses divisions et subdivisions (le mot Guemara vient de la racine gamar, qui veut dire « terminer, achever, compléter, étudier » ) : « En lisant ces pages où les objets les plus disparates semblent naturellement se donner la main, où tout se mêle et tout se heurte dans la splendeur d’un sauvage désordre, on croit assister au déroulement d’une immense rêverie qui ne connaîtrait d’autres lois que celles de l’association des idées. Il n’est pas jusqu’aux discussions les mieux circonscrites où ce désordre n’arrive pas à se donner carrière. » Mais rien n’est écrit au hasard, tout est calculé, précis. La Michnah n’est pas considérée comme un texte définitif, elle cite plusieurs opinions opposées, contradictoires, sans prendre parti, elle laisse les questions en suspens. La Guemara reprend tout cela, achève les discussions commentées, tranche d’une manière définitive les points en litige, met partout de l’ordre et de la lumière.

Il existe deux commentaires différents pour le même texte de la Michnah, le premier, élaboré par les maîtres des écoles situées en terre d’Israël, constitue la Guemara de Jérusalem, le second, fruit des recherches des maîtres des écoles situées en Babylonie, forme la Guemara de Babylone.

Le Talmud de Jérusalem

Le Talmud de Jérusalem, rédigé à Tibériade vers 380, est l’œuvre des écoles installées en terre d’Israël : académies de Séphoris, Tibériade, Césarée et Lydda (Lod). Des deux Talmud c’est donc le plus ancien. Le commentaire y est moins vaste que dans la version babylonienne, de ce fait il a été quelque peu négligé par les docteurs et par les copistes du Moyen Âge.

Abrégé du Talmud
Abrégé du Talmud |

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Abrégé du Talmud
Abrégé du Talmud |

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Abrégé du Talmud
Abrégé du Talmud |

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Le Talmud de Babylone

Le Talmud de Babylone, deuxième rédaction de la Guemara, émane des écoles de la Babylonie, des académies de Soura, Néhardéa et Poumbédita. La Guemara babylonienne fut rédigée par Rav Achi (376-427) et son disciple Ravina (vers 400), puis a été terminée par Rav Yossé aux alentours de 500. Le commentaire babylonien est plus complet et plus clair que celui de Jérusalem.

La langue de la Guemara

Si, dans la Michnah, le fond de la langue est l’hébreu, on ne peut en dire autant de la Guemara dont la langue se rapproche bien plus de l’idiome populaire, sorte d’araméen plus ou moins corrompu. Néanmoins, on y retrouve l’hébreu de toutes les époques et parfois même de l’hébreu presque classique selon l’antiquité des textes reproduits. Une même page de Talmud contient trois ou quatre couches de langues, ou plutôt une même langue à trois ou quatre périodes différentes de son évolution ; on peut établir de manière générale que pour les textes reproduits dans le Talmud, la pureté de la langue est un gage d’ancienneté.

Le Midrach

À côté de la Michnah et de la Guemara, qui constituent le Talmud divisé en 63 traités, il y a une autre catégorie de texte intitulée Midrach. Contrairement à la Michnah qui est le résultat d’une exégèse indirecte, c’est-à-dire qui ne commente pas directement le texte biblique, le Midrach le suit pas à pas et produit une méthode d’exégèse directe que l’on nomme justement Midrach. Là encore se retrouve la distinction entre Halakhah et Aggadah. Ici, cependant, cette distinction est nettement marquée, ainsi peut-on constater l’existence de deux sortes de recueils : le Midrach Halakhah et le Midrach Aggadah.

Interpréter c’est créer du sens

La Tradition doit être comprise non seulement comme action de réception et de transmission, mais aussi comme création du sens. Cette « création » est en soi une forme de Révélation, qui n’est pas seulement dans la réception de la Parole révélée mais dans son renouvellement. Dans la conception talmudique de l’interprétation, le Texte est indéfini, ouvert à des interprétations toujours nouvelles, son sens demeure polyvalent, il n’est garanti par aucune encyclopédie. Les interprétations les plus diverses, philosophiques, symboliques, linguistiques, psychanalytiques, psychologiques, sociologiques, politiques, etc. n’épuisent à elles seules qu’une partie des possibilités du Texte, celui-ci demeure inépuisable et ouvert, et la Révélation est Révélation continuée. Le texte est en lui-même achevé, pas une lettre ne peut manquer, pas une lettre supplémentaire ne peut s’introduire et, malgré cet achèvement, il est ouvert à l’infinité des interprétations, le verbe est « comme le marteau qui frappe le rocher en faisant jaillir d’innombrables étincelles. »

L’interprétation n’est pas seulement perception, elle est constitution du sens. Il n’y a pas un sens vrai du texte qui est révélé par l’interprétation, mais il y a une interprétation vraie d’un texte. Et la vérité n’est pas adéquation à quelques présignifications déjà existantes mais elle réside dans « l’ouverture à... »

Lire c’est délier, dénouer, déconstruire l’ensemble des prédéterminations et des enfermements préalables du monde. Lorsque la lecture dénoue, délie, et qu’elle œuvre à une autre perspective de monde, lorsque « interpréter un texte n’est pas seulement lui accoler un sens, même fondé, mais tenter d’apprécier de quel pluriel il est fait, de quelle dynamique il est porteur, alors il y a vérité ! » Certes la vérité historique est intéressante et importante mais un texte, même historique, ne s’y réduit pas.

Ce qui intéresse le Talmud n’est pas de prime abord l’histoire des événements mais la manière dont on les reçoit et dont on les vit aujourd’hui, comme dans ce célèbre texte du Midrach commentant les versets 13 et 14 du chapitre XXIX du Deutéronome : « Ce n’est pas avec vous seuls que je conclus cette alliance, ainsi que cette adjuration, mais encore avec quiconque se trouve ici présent aujourd’hui avec nous en présence de Dieu... et avec quiconque ne se trouve pas ici aujourd’hui avec nous. Tous ceux qui vont naître dans le futur jusqu’à la fin de toutes les générations étaient présents avec eux au mont Sinaï. » Cette façon de lire est dite existentielle, elle se fonde sur l’idée que chaque époque doit comprendre à sa manière le texte transmis. Le véritable sens d’un texte, tel qu’il s’adresse à l’interprète, ne dépend pas de ces facteurs occasionnels que représentent l’auteur et son premier public, du moins ne s’y épuise-t-il pas.

Il ne s’agit pas de mieux comprendre, mais de comprendre autrement. En fait, ce n’est pas seulement le texte qui est compris, mais le lecteur. Il se comprend. Comprendre un texte, c’est, dès l’abord, l’appliquer à soi-mêmes, mais cette application ne réduit pas le texte, car le texte peut et doit toujours être compris autrement.

Selon une expression de Lévinas, le « pouvoir dire » du texte est toujours supérieur à son « vouloir dire ». « Dans chaque mot, dit encore Lévinas, il y a un oiseau aux ailes repliées qui attend le souffle du lecteur. » Étudier et interpréter permet à l’oiseau du sens de déployer ses ailes. Attention, il ne faut pas oublier de sauter sur son dos pour, avec lui, s’élever vers la transcendance.

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