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Illusions perdues

Honoré de Balzac, 1837-1843
Le rappel
Le rappel

Bibliothèque nationale de France

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Œuvre centrale de la Comédie humaine, les Illusions perdues met en abyme le monde littéraire. À travers les désillusions de Lucien de Rubempré, jeune provincial monté à la capitale la tête pleine de grandes espérances, Balzac fait le portrait du Paris des compromissions.

Les Illusions perdues, donnent l’impression d’être au cœur de La Comédie humaine. Constituée de trois romans distincts – « Les Deux Poètes », « Un grand homme de province à Paris » et « Les Souffrances de l’inventeur » – cette somme, qui fait le lien entre vie parisienne et vie de province, appartient au cycle majeur de La Comédie humaine : le cycle Vautrin, formé avec Le Père Goriot (1835) et Splendeurs et misères des courtisanes (1838-1847).

Le tome VIII [des Scènes de la vie de province], où sont les Illusions perdues dont la fin est à écrire, m’a coûté trois mois d’épreuves. Mais comme dit la princesse Belgiojoso, c’est le volume monstre ! C’est l’œuvre capitale dans l’œuvre !

Balzac, Lettre à Mme Hanska, 2 mars 1843

Ce côté central de l’œuvre se manifeste aussi en ce qu’elle est un récit de la vie littéraire, s’articulant autour de l’expérience vécue de son auteur. Les deux héros rappellent d’ailleurs les activités de Balzac : Lucien de Rubempré (né Chardon), le poète devenu journaliste, et David Séchard l’imprimeur-inventeur. L’abbé Herrera, alias Vautrin, est également une sorte d’alter ego avec lequel Balzac partage bien des traits : son goût du pouvoir occulte, sa prétention à voir l’envers du décor, un certain penchant à l’homosexualité, son génie de la manipulation — qui, chez l’écrivain, s’est transcendé en goût pour l’invention d’intrigues romanesques.

Un roman triple

Est-il possible de ramener un roman polyphonique tel que les Illusions perdues à une structure unique ? Si l’on se fie au titre, il s’agit d’un « roman d’apprentissage » qui obéit au modèle : illusions juvéniles/perte des illusions. Mais ce schéma se décline selon trois versions distinctes. Roman de l’ambitieux d’abord ; roman d’apprentissage ensuite, sous un double aspect, négatif et positif  : perte des illusions et acquisition d’un savoir « adulte » de la vie ; roman de déchéance, enfin, car Lucien, perd, outre ses illusions, sa pureté en s’engage dans la voie de la corruption proposée par le faux abbé.

Un ambitieux problématique

Lucien Chardon de Rubempré
Lucien Chardon de Rubempré |

Bibliothèque nationale de France

Plusieurs fois Balzac désigne Lucien comme  « le jeune ambitieux », lui alloue la « rage de l’ambitieux repoussé ». Ce même thème est développé dans un passage qui fait de lui un enfant du siècle exemplaire : « L’ambition se mêlait à son amour.  […] En conviant aujourd’hui tous ses enfants à un même festin, la Société réveille leurs ambitions dès le matin de la vie. […] La poésie voudrait qu’il en fût autrement ; mais le fait vient trop souvent démentir la fiction […] pour qu’on puisse se permettre de représenter le jeune homme autrement qu’il est au dix-neuvième siècle ».

Avec Rubempré pourtant, Balzac a choisi un héros plus complexe en matière d’ambition que Rastignac. Certes, le désir de « dompter la société », de « s’emparer de son siècle », lui aussi l’a reçu en partage, tout comme Julien Sorel et leur maître à tous, Napoléon, « si fatal au dix-neuvième siècle par les prétentions qu’il inspire à tant de gens médiocres ».

Pourtant, cette thématique ambitieuse n’est pas le centre unique du roman. D’abord, parce que chez le jeune Lucien, ses « dispositions d’ambitieux » se trouvent freinées par ses idéaux de jeune homme pur. Mais aussi parce que Balzac a fait de lui un être à la puissance problématique, au caractère « mobile ». C’est un ambitieux « sans volonté fixe » qui n’a pas cette « lucidité d’esprit […] que les parvenus doivent employer à tout instant ».

Les illusions à perdre

Scandé par les conquêtes problématiques de l’ambitieux, le roman l’est aussi par la perte de ses illusions, et le processus connexe d’apprentissage. Le mot d’« illusion » revient souvent, le narrateur prenant soin de noter les progrès de son héros qui, des « belles illusions de la jeunesse », aboutit au « désenchantement  ».

Lucien Chardon de Rubempré
Lucien Chardon de Rubempré |

Bibliothèque nationale de France

Chez Lucien l’illusion prend l’allure de désirs impatients : épouser Mme de Bargeton, obtenir la gloire littéraire. Mais, très vite, ses rêves de puissance se heurtent au réel. Premier choc : l’incompréhension qu’il subit dans le salon Bargeton, « première expérience des ignorances et des froideurs mondaines ». Échec facile à oublier, puisque la « reine » l’aime, pour l’instant. Une désillusion sans recours l’attend en revanche à son arrivée à Paris : la rupture avec Mme de Bargeton, précédée d’un « désenchantement » réciproque « dont la cause était Paris ».

Enfin, à la désillusion amoureuse succède la désillusion littéraire, annoncée par Lousteau qui en a déjà subi le choc : « Mon pauvre enfant, je suis venu comme vous le cœur plein d’illusions, porté par d’invincibles élans vers la gloire ; j’ai trouvé les réalités du métier. » Mais long sera le chemin avant que Lucien ne finisse par reconnaître qu’« il est difficile […] d’avoir des illusions sur quelque chose à Paris » parce qu’« on y vend tout, on y fabrique tout, même le succès ».

Des « palmes du génie » à « l’infamie des bagnes

C’est une constante des apprentissages romantiques qu’ils supposent un passage obligé par la débauche et par une connaissance des « dessous ».

L’Humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité.

Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte III, scène 3, 1834

Avec Lucien, Balzac, explore une autre pente du thème : la corruption d’un être pur qui, par faiblesse, glisse des « palmes du génie » à « l’infamie des bagnes ».

Préparant cette trame, Balzac indique une tare originelle chez Lucien. « Ses hanches conformées comme celles d’une femme » annoncent la « dépravation particulière aux diplomates ». Vice secret d’une nature féminine, accessible aux tentations et en cela, bien plus « Ève » que sa sœur.

À Paris, il mène d’abord « la vie innocente et pure des pauvres enfants de la province ». Mais « soumis à d’immenses désirs », il se trouve « sans force contre les séductions » : le Palais-Royal, « lieu de perdition », le luxe du grand monde, les coulisses du théâtre où se produit Coralie, où il respire « l’air de la volupté ». Pire encore, le cercle infernal où Lucien va se risquer : le monde des journaux. Plus le Cénacle lui en barre l’accès, plus il veut descendre dans l’arène pour se livrer aux bêtes. Car, comme le dira Balzac dans la Préface de la deuxième partie, « les abîmes ont leur magnétisme ».

La chute de cet « homme […], attiré par les abîmes de Paris » apparaît donc inévitable. Un pied « dans le lit de Coralie », un autre « dans la glu du journal », il glisse « sur la pente du précipice où il devait tomber ».

Trois mondes, trois sociétés

La « haute coterie d'Angoulême »

Dans la première partie, la « caste » de la noblesse provinciale fait l’objet d’une description en règle. Cette « coterie » vit au rythme de rencontres routinières dont l’éternel « whist » et les médisances féminines constituent les rituels. Pour les messieurs, un « Cercle » complète les réjouissances. D’où la révolution causée par l’idée qu’a un jour Mme de Bargeton : inviter à une « soirée à glaces » où, comble d’innovation, on lira des vers. L’occasion pour Balzac de passer la revue satirique de ces hobereaux, qui ont choisi de s’appeler par leurs petits noms, en désaccord avec leur physique.

L’aristocratie parisienne

Madame de Bargeton et la marquise d'Espard à l'Opéra
Madame de Bargeton et la marquise d'Espard à l'Opéra |

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C’est aussi au travers d’une soirée inaugurale, dans une loge à l’Opéra, qu’est mise en scène la « haute compagnie » parisienne. Lucien a déjà eu l’occasion, dès ses premiers galops à Paris, d’apercevoir les différences qui le distinguent, lui, provincial mal attifé, de la jeunesse patricienne de la capitale. De même, plus tard, ce sera aussi dans une scène en extérieur, aux Champs-Élysées, qu’il sera confronté, en piéton cloué dans la boue, aux calèches aériennes des dames du noble Faubourg.

Son premier contact avec la jeunesse aristocratique est l’objet d’une analyse en forme de monologue intérieur. Plus sont coquets de costume et de manières les « jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain », plus il s’en veut de ses désastres vestimentaires. Après ce prologue, Balzac fait confluer dans une première scène à l’Opéra la suite du portrait en action de la haute société. Pour y être admis il faut, condition sine qua non, être conforme au code. La sanction ne se fait pas attendre : Mme d’Espard lance sur lui la foudre d’un regard qui semble dire : « D’où sort ce jeune homme ? »

Coup de foudre au théâtre

Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, 1839
Lousteau sortit laissant Lucien abasourdi, perdu dans un abîme de pensées, volant au-dessus du monde...
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Le monde artiste

Face à ces deux mondes aristocratiques se tient ce qu’on appelle alors le « monde artiste ». L’enquête y est d’abord menée par ce piéton de Paris qu’est Lucien, impatient d’en connaître les recoins, puis par le couple que forment Lucien et son « cornac », Lousteau.

Tombés d’Angoulême, Lucien et Mme de Bargeton se logent à deux pas de l’hôtel de Mme d’Espard, rue Saint-Honoré, et en plein centre culturel : dans le « beau quartier  », celui du Palais-Royal et du Théâtre-Français.

Palais-Royal
Palais-Royal |

Bibliothèque nationale de France

Habitant ensuite dans un hôtel pour étudiants, rue de Cluny, il investit les lieux-symboles du Quartier Latin : Sainte-Geneviève, le jardin du Luxembourg, Flicoteaux, mangeoire pour étudiants.

De la topographie d’une cité alors délimitée en zones, Lucien va parfaire sa connaissance par l’exploration d’un troisième haut-lieu du Paris artiste : « le boulevard ».

La description des différentes sphères du monde artiste est articulée sur l’exploration des espaces publics qui leur sont associés : boutique-carrefour du sultanesque libraire Dauriat, au Palais-Royal, locaux du journal dirigé par Finot, rue Saint-Fiacre, près des boulevards, coulisses du Panorama-Dramatique, boulevard du Temple.

Se déployant dans l’espace-temps de la topographie urbaine, le monde artiste se décline selon d’autres logiques complémentaires : la logique hiérarchique, qui sépare haute et basse littérature, grands et petits journaux, grands théâtres et théâtres secondaires ; le critère idéologique, qui oppose libéraux et royalistes, classiques et romantiques. Quatrième critère de distinction, celui qui sépare les divers secteurs du monde artiste : la librairie, le journal, le théâtre. Enfin, un dernier critère de distinction fonctionne, vertical celui-là : celui qui oppose ces mondes brillants en surface à leurs ténébreux envers.

Le roman de la littérature

Roman sur la littérature, sur les révolutions qui affectent le « monde littéraire », les Illusions perdues est aussi roman de la littérature, dans tous ses états : espace d’illusion tout autant qu’univers social à inventorier.

« La cuisine de la gloire »

Le héros rêve d’abord la littérature comme un monde idéal à investir. Rêve qu’il partage avec bien de ses contemporains : elles sont légion, dit Lousteau, les « ambitions imberbes » qui veulent s’élancer à l’assaut de cet Eldorado littéraire qu’est Paris.

Un Comité de Lecture
Henri Monnier, Un comité de lecture |

Bibliothèque nationale de France

Pour Lucien, la littérature rêvée se décline sur le registre héroïque : elle est « amour de l’art », « invincibles élans vers la gloire », suprême incarnation de l’idéal, seul accès possible à cette « vie pleine », moins « atone », à laquelle rêvait déjà Mme de Berny, la « Dilecta » de Balzac, vers 1822. Mme de Bargeton reprend la même antienne : « Dieu vous garde d’une vie atone et sans combats. »

Mais après la littérature idéale, voici la littérature réelle. L’éducation de Lucien, qui découvre auprès de Lousteau « les cuisines de la gloire », est complétée par la conversation des journalistes, qui met Lucien « au courant des mœurs et du personnel de la Littérature », tout comme par son expérience en direct des libraires (Dauriat) et des directeurs de journaux (Finot). Grâce à ces types, qui se trouvent être aussi des préposés au dévoilement, il peut voir enfin les « choses comme elles sont » : le « mécanisme de toutes choses », « l’envers des consciences ».

Après avoir vu aux Galeries de Bois les ficelles de la Librairie et la cuisine de la gloire, après s'être promené dans les coulisses du théâtre, le poète apercevait l'envers des consciences, le jeu des rouages de la vie parisienne, le mécanisme de toute chose.

Balzac, Illusions perdues

Ce que Lucien trouve à Paris au lieu du monde poétique rêvé, c’est la « littérature industrielle » qui décrit également Sainte-Beuve. Les écrivains sont des « marchands de phrases », aux ordres des libraires qui vendent leurs produits et des journalistes dont les « réclames » les font vendre. De quoi justifier les lamentations du narrateur qui accuse ce mercantilisme d’être une forme de « Prostitution ». Pire : « ces mauvais lieux de la pensée appelés journaux » sont des « lupanars de la pensée ».

Désillusion dans les loges

Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, 1839
Étienne et Lucien entrèrent dans une loge d’avant-scène, au rez-de-chaussée où ils trouvèrent le directeur...
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Les écrivains sont des romans

Auteurs dramatiques
Daumier, Auteurs dramatiques |

Bibliothèque nationale de France

Face à ces industriels du journal et du livre, les écrivains proprement dits ne sont qu’une minorité, eux aussi aux ordres du marché, comme Nathan et Canalis. Les autres sont des écrivains journalistes traités sous l’angle satirique. Seuls épargnés, une femme auteur, double romanesque de George Sand, Camille Maupin, et les membres du Cénacle.

Montrés en action, en train de boucler le journal lors d’un dîner chez l’actrice Florine, les journalistes sont peints par leur conversation spirituelle, et caractérisés par quelques spécimens : Merlin, « petit homme couvant une ambition démesurée », Vernou, « méchant comme une maladie secrète ».

Le portrait de groupe est complété par les propos acerbes de Lousteau sur son « bagne », par les critiques du Cénacle qui ne parvient pas à détourner Lucien de cet « enfer », et par un commentaire de l’auteur qui fait de la seconde partie des Illusions perdues une Monographie de la presse parisienne avant la lettre (1843). Au total, les journalistes apparaissent comme des êtres contradictoires, exerçant avec jubilation une « puissance fantastique ». Conscience, honneur, vertu sont étrangers à ces « aventuriers intellectuels ».

Seul point positif dans ce portrait-charge, l’écriture journalistique, rude école que Balzac lui-même a expérimentée et qui continue d’exercer son attrait sur lui. Sans être le mode stylistique dominant, le « brillant et la soudaineté de la pensée » que requiert l’écriture journalistique se retrouvent dans les dialogues que font fuser les journalistes en veine d’orgie, teignant le livre à leurs couleurs.


Lecteurs du Charivari
Daumier, Lecteurs du Charivari |

© Bibliothèque nationale de France

En contrepoint du groupe des journalistes, Balzac a peint sous le nom de Cénacle, un groupe de jeunes « gens studieux », remarquables par le « sérieux de leur existence intellectuelle ». Le terme de « Cénacle », venu du Cénacle hugolien, est un faux ami. Point ici d’une communion de poètes, telle que l’a célébrée Sainte-Beuve dans un poème portant ce titre en 1829, mais des « frères tous également forts en différentes régions de la science », formant une « encyclopédie » de pensées et de savoirs.

Ce qui importe à Balzac dans ce groupe utopique, c’est un idéal de puissance « intelligentielle », s’exprimant dans le registre de la responsabilité. À l’instar de Léon Giraud qui prône la religion de l’Humanité, les membres du Cénacle sont des « humanitaires », qui estiment avoir une mission à réaliser. Par-là, Balzac signe sa contribution au « grand romantisme penseur », tout en exprimant son attrait propre pour la science et la philosophie — que, dans le Cénacle, représentent Giraud, « profond philosophe », « hardi théoricien », « savant consciencieux », Bianchon, médecin « analyste », Meyraux, naturaliste, Louis Lambert, philosophe mystique, Fulgence Ridal, dramaturge mais aussi « grand philosophe pratique », et d’Arthez, écrivain philosophe.

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