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Gustave Le Gray, de la gloire à l'abîme

Autoportrait de Gustave Le Gray
Autoportrait de Gustave Le Gray

Bibliothèque nationale de France

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La vie de Gustave Le Gray ressemble à celle d’un artiste de roman. Après avoir goûté à Paris à une renommée et une reconnaissance extraordinaires dans sa profession, il mourut exilé, dans une solitude et un abandon complets.

Un peintre photographe (1820-1847)

Origines

Gustave Le Gray débute dans l’existence de la façon la plus classique qui soit. Il naît le 30 août 1820 aux portes de Paris, à Villiers-Le-Bel, fils unique, tardif et bientôt choyé d’un couple de commerçants aisés. Il est donc l’exact contemporain de Charles Nègre et de Félix Nadar, et le cadet de deux ans de Henri Le Secq ; avec ceux-ci et d’autres, il appartient à cette génération qui, dans les années 1850, élève la photographie au rang des beaux-arts.
Son éducation soignée reflète les espoirs que l’on devait placer dans ce rejeton longtemps attendu, et doué de capacités intellectuelles manifestes. En 1839 il obtient à Paris ce diplôme encore peu ordinaire, ce « brevet de bourgeoisie » qu’est le baccalauréat ès lettres. Destiné au notariat par son père, il s’oppose à cette orientation et « un peu comme Balzac, vint à Paris et entra dans les ateliers de Paul Delaroche, l’un des grands peintres de l’époque », raconte Léon Maufras.

L’atelier de Paul Delaroche

Portrait de Michel Carré
Portrait de Michel Carré |

Bibliothèque nationale de France

Au début de l’année 1842, à vingt et un ans, il prend pied dans le milieu qui va rester le sien et noue des amitiés restées importantes toute sa vie avec Henri Le Secq, Charles Nègre et Jean-Léon Gérôme, parmi bien d’autres artistes. Il est élève de Paul Delaroche à l’École des Beaux-Arts et inscrit comme élève copiste au Louvre.
À l’été 1843, à la suite d’un bizutage qui a tourné au tragique, Paul Delaroche doit fermer son atelier. Il décide de quitter Paris pour passer un an à Rome, imité par un certain nombre de ses élèves : Le Gray précède le maître en quittant la France le premier dès l’été 1843.

Le séjour en Italie

À partir de février 1844, Le Gray s’établit à Rome, au Corso, à deux pas de la place du Peuple, dans un quartier où les artistes ne sont pas rares : on travaille à l’édification de l’Académie des Beaux-Arts juste derrière l’hôpital de San Giacomo, et la villa Médicis est à quelques minutes de marche.

Palmira Leonardi, épouse de Gustave Le Gray
Palmira Leonardi, épouse de Gustave Le Gray |

© Paris, Société française de photographie, don de Le Gray

Là se produit un événement inattendu : le 12 mai, il épouse Palmira Maddalena Gertrude Leonardi, une fille du peuple. Les deux promis sont voisins, l’absence de témoin français accentue l’impression d’une cérémonie hâtée et discrète. Une seule photographie nous montre Palmira vers 1858, assise rêveuse dans le grand atelier du boulevard des Capucines, vêtue de dentelles blanches, beauté penchée, un peu émaciée, au visage méridional, grands yeux et cheveux très noirs.
Le Gray ne quitte définitivement Rome qu’en mars 1847. Son aventure italienne aura duré presque quatre années consécutives, où il a dû peindre, fréquenter les jeunes artistes, observer et étudier la peinture, l’architecture, les couleurs et la lumière dont il restera toujours imprégné.            

Retour à Paris, entre peinture et photographie (1847-1853)

Après son retour à Paris, Le Gray continue d’abord à mener la vie d’un jeune peintre, bien qu’aucune de ses peintures ne soit aujourd’hui connue. Mais les années 1847-1853 marquent surtout une période transitoire et féconde, où il cherche à s’affirmer à la fois comme peintre et comme photographe.

Débuts d’un photographe

Le premier épisode de sa carrière de photographe remonte au lendemain du retour à Paris : « M. Le Gray rappelle qu’en 1847 il a fait, avec M. Arago, des expériences pour obtenir sur plaque les taches noires qui paraissent sur le soleil. » Directeur de l’Observatoire de Paris, chargé d’annoncer solennellement l’invention de la photographie en 1839, comment Arago eut-il l’idée de faire appel à ce jeune artiste pour l’aider à fixer sur la plaque daguerrienne l’éclipse du 9 octobre 1847 ? Sans doute les recherches menées à Rome lui étaient-elles connues par son fils Alfred, compagnon de Le Gray dans l’atelier de Delaroche.
Loin de l’excentricité et de l’insouciance affichée des jeunes peintres de son âge, Le Gray aurait alors mené une vie austère et studieuse, qui l’aurait conduit droit à la photographie. Il présente presque dès l’origine de sa carrière cette union des deux qualités de peintre et de photographe-chimiste, d’artiste et de savant, qui va faire sa force. Même sans être un génie du pinceau, il bénéficie du prestige d’une formation artistique complète, de l’École des Beaux-Arts au séjour romain. Aux yeux des artistes, de la critique comme des amateurs fortunés, cela le distingue d’emblée du daguerréotypiste de boulevard, bonimenteur et approximatif, que les caricaturistes prenaient pour cible dans les années 1840.
Le Gray, comme Nadar, fait partie de ces hommes qui ont donné à la photographie ses lettres de noblesse non seulement par leur talent, mais par des relations et des « références » propres à inspirer confiance à une élite intellectuelle et sociale qui s’interrogeait alors sur le champ, l’avenir et la dignité du nouveau médium.

Rue de Richelieu

En 1849, Le Gray déménage au 110 rue de Richelieu, dans un quartier élégant, lieu de passage et de promenade où fourmillent les ateliers de daguerréotypistes, qui consacre sa décision de faire de la photographie une profession, en abandonnant la peinture. Il y reçoit des élèves, notamment Maxime du Camp et Léon de Laborde qui l’a remarqué à l’Exposition des produits de l’industrie. L’appui d’un homme comme Laborde, au centre d’un puissant réseau de relations dans le monde comme dans les institutions, l’autorise à laisser libre cours à ses rêves de prospérité.
En 1849, fuyant l’épidémie de choléra qui ravage Paris, Le Gray, est obligé de déménager à la limite de Paris. Comme de nombreux artistes, il trouve refuge dans la forêt de Fontainebleau qu’il commence à photographier, de manière très personnelle. Sa réputation grandissante attire les premières commandes, réparties en deux groupes principaux : la reproduction des œuvres d’art et les photographies officielles de circonstance.

Au printemps 1851, il est choisi par la commission des monuments historiques pour participer à la toute nouvelle Mission héliographique, et peut ainsi expérimenter à grande échelle son nouveau procédé de négatif sur papier ciré sec.

La gloire de l’empire (1855-1860)

L’atelier de la rue des Capucines

Les années 1855-1860 sont très propices pour les photographes : la mode bat son plein. Fin 1855, Le Gray s’installe dans un luxueux atelier boulevard des Capucines. Lui qui s’était voué au culte de l’amitié artiste, aux travaux de laboratoire, aux recherches exigeantes, est désormais lancé dans la vie parisienne, rapide, changeante, creuset de toutes les ambitions, des ascensions et des chutes les plus brutales.

Les portraits sont très nombreux durant cette période où les personnalités du monde des lettres, des arts, la haute société se pressent dans ses salons richement décorés de meubles de prix : le comte Aguado, le surintendant des Beaux-Arts Nieuwerkerke, Alexandre Dumas, le philosophe Victor Cousin et bien d’autres se font alors photographier boulevard des Capucines.

Portrait d’Olympe Aguado
Portrait d’Olympe Aguado |

© Paris, Société française de photographie, don de Le Gray

Portrait d’Émilien de Nieuwerkerke
Portrait d’Émilien de Nieuwerkerke |

© Paris, Société française de photographie, don de Le Gray

L’atelier de Gustave Le Gray sur le boulevard des Capucines

L’Illustration, 12 avril 1856
Depuis que la photographie est devenue un art, les établissements consacrés aux opérations ont dû nécessairement...
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Les marines

Le Gray ne s’enferme pas pour autant dans son atelier parisien. Il commence sur les côtes normandes et méditerranéennes une série de marines : fixant le mouvement des flots alors que l’instantané balbutie encore, combinant deux négatifs, un pour le ciel et un pour la mer, Le Gray joue en virtuose d’une technique complexe au service d’une vision lyrique, qui préfigure les études marines de Courbet dans les années 1860-1870.

Marine, bateau quittant le port
Marine, bateau quittant le port |

© Paris, collection Thérond

Le succès est immense en France et en Angleterre : ces « tableaux enchantés » sont acquis par les têtes couronnées, les aristocrates, les artistes et les collectionneurs d’art. Quelques nus réalisés à cette époque sont moins connus et tout aussi remarquables.

Le photographe de l’empereur

Cette période est aussi celle de la photographie officielle et des commandes impériales : Le Gray a déjà photographié le futur Napoléon III à l’été 1852, quelques mois avant son coup d’État. En 1856, l’Empire est en pleine gloire. Il approche à nouveau les souverains et réalise plusieurs portraits de l’impératrice Eugénie pour servir à un grand tableau de Thomas Couture, Le Baptême du prince impérial, jamais achevé.

L’impératrice Eugénie en prière
L’impératrice Eugénie en prière |

Bibliothèque nationale de France

Portrait de Napoléon III en buste
Portrait de Napoléon III en buste |

Bibliothèque nationale de France

Durant l’été 1857, Napoléon III inaugure un vaste camp d’entraînement militaire près de Châlons-sur-Marne (Mourmelon). Il commande à Le Gray un « reportage » qui sera réuni en albums destinés à être offerts à son État-major. Le photographe y passe plus d’un mois. Ses scènes font alterner cérémonies officielles (banquet pour l’Empereur) et épisodes pittoresques (zouaves jouant aux cartes), manœuvres de parade et portraits de généraux. Se définissant volontiers comme « peintre d’histoire », il excelle dans les vues de mouvements de troupes, d’une géométrie épurée, mais laissant percer l’évocation de l’épopée napoléonienne.

Paris

Autre sujet d’inspiration pour la période la plus féconde de Le Gray : Paris. Jusqu’en 1859, il a trouvé ses paysages et vues d’architecture dans les provinces. Ce n’est qu’à la veille de quitter la capitale pour toujours qu’il y réalise une ambitieuse série de très grands négatifs sur verre. Ses tirages aux chaudes tonalités sont virés au chlorure d’or, selon un procédé qu’il a mis au point en 1858. Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, le Panthéon, le nouveau Louvre, la Bastille, la Concorde, l’Hôtel de Ville sont représentés avec force et presque avec dureté, sans pittoresque ni figurants, dans leur puissance monumentale. Les vues de la Seine, grâce à la douceur du ciel et des reflets, donnent de la ville, offerte dans une perspective lointaine, une vision plus poétique.

La table de l’empereur
La table de l’empereur |

Biliothèque nationale de France

La fuite en Égypte (1860-1884)

Au printemps 1860, Le Gray est forcé de quitter son atelier parisien : ses commanditaires, les frères de Briges, lassés de sa gestion hasardeuse, l’ont mis en liquidation. À la gloire succèdent donc sans transition les revers financiers, l’abandon des anciens amis.
Laissant Paris, son atelier, son œuvre, sa famille, Le Gray s’embarque pour un voyage qui devait durer quelques mois, avec Alexandre Dumas. Mais la nouvelle de la prise de Palerme par Garibaldi le 27 mai parvient à Dumas. La croisière dévie : les voyageurs font escale en Sicile. Palerme n’est plus que ruines et barricades aux mains des Chemises rouges. Le Gray photographie la ville à la demande de Garibaldi et envoie ses reportages aux journaux parisiens.

Palerme. 3. Palais Carini
Palerme. 3. Palais Carini |

Bibliothèque nationale de France

Abandonné à Malte par Dumas à la suite d’une brouille, Le Gray gagne la Syrie puis l’Égypte. Là, son séjour, qui ne devait être qu’une étape, se prolonge : Le Gray travaille pour les Européens, comme d’autres photographes orientalistes et aussi pour le Pacha.

La fin de la vie de Le Gray, mal connue – on ne connaît plus d’œuvres datables après 1872 – est encore et toujours consacrée à ses passions artistiques. Oublié en France, il termine ses jours dans une belle vieille maison arabe, dans un quartier populaire du Caire, avec une jeune femme grecque qui lui a donné une fille, Hélène, un an avant sa mort. C’est là, au milieu de ses tableaux et de ses photographies, qu’il s’éteint à soixante-trois ans, le 29 juillet 1884.

L’atelier de Gustave Le Gray au Caire
L’atelier de Gustave Le Gray au Caire |

Bibliothèque nationale de France  

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