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L’exploration, mode d’emploi

Mener son expédition… et en revenir
Pirogue de l’expédition de Jean Chaffanjon
Pirogue de l’expédition de Jean Chaffanjon

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

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De la préparation d’une expédition d’exploration à sa réalisation, il y a un monde : un ailleurs exotique, étrange, qu’il faut apprivoiser. Comment les explorateurs s’organisent-ils pour mener à bien leurs expéditions ? De quelle manière parviennent-ils à cartographier, mesurer, collecter et découvrir ?

Contrairement au lieu clos qu’est le laboratoire du savant, le terrain de l’explorateur, espace ouvert et changeant, ne permet pas de délimitation stricte entre vie quotidienne et activité savante. La collecte des données ne peut s’émanciper de questions purement matérielles : se déplacer, se protéger du froid ou du chaud, manger, boire, se défendre... Les explorateurs emploient des méthodes variées, qui dépendent à la fois du lieu (température, relief, végétation et faune…), des hommes qui y habitent, des buts de l’expédition et de leurs propres ressources.

Clandestin ou conquérant ?

En 1828, René Caillé arrive à Tombouctou. La ville sainte est interdite aux non-musulmans, et d’autres ont déjà payé de leur vie leur curiosité. L’explorateur français,  arabophone, est donc déguisé : il prétend être un pèlerin égyptien sur le chemin de La Mecque. Une posture qui lui permet de s’en sortir sans dommages, mais qui lui cause bien des soucis : consulter sa boussole, prendre des notes, collecter des plantes sont autant de risques de se trahir et ses carnets, dont il ne se sépare jamais, constituent « un arrêt de mort ». Difficile, donc, de prétendre récolter des données fiables dans de telles conditions.

René Caillié à Tombouctou, prenant des notes en se dissimulant
René Caillié à Tombouctou, prenant des notes en se dissimulant |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Fernand Foureau sous une tente dans le Sahara algérien
Fernand Foureau sous une tente dans le Sahara algérien |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

C’est pourquoi Fernand Foureau, qui mène plusieurs missions au Sahara à la fin du 19e siècle, préfère à cette aventure solitaire une escorte légère et bien choisie, qui donne « des résultats scientifiques très complets ». Il faut dire que le contexte a largement changé par rapport au début du siècle ; dans le cadre de la colonisation française, le recours à une logistique militaire s’impose aisément. Mais l’autonomie ainsi acquise a aussi un revers : la distanciation par rapport aux populations locales, et donc un recueil d’information qui néglige les savoirs des habitants et des guides.

Entre ces deux postures se déploie tout un éventail de solutions intermédiaires, qui sont toujours choisies en fonction de deux exigences : la nécessaire adaptation aux conditions locales et la mission qui doit être remplie.

Seul ou accompagné ?

Dominik Kammel von Hardegger, dit le baron Kammerer
Dominik Kammel von Hardegger, dit le baron Kammerer |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Henri Coudreau et son escorte
Henri Coudreau et son escorte |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Disons-le tout net : l’image de l’explorateur pénétrant seul dans un espace inconnu est un mythe. Même au cœur des glaces de l’Arctique ou embusqués derrière un parfait déguisement, les voyageurs ne se déplacent quasiment jamais en solitaire : ils s’assurent de la présence de guides, de porteurs, de pagayeurs, ou s’adjoignent à des caravanes. Ce sont ces gens qui, du fait de leur connaissance du terrain, sont garants du bon déroulement de l’expédition… ce qui ne va pas toujours sans contrarier leur employeur. En été au Sahara, indique Foureau, « le voyageur devient l’esclave de son convoi ; il ne peut plus choisir sa route, ce sont les points d’eau qui […] tracent pour lui son itinéraire ». En Sibérie, Adolf Erik Nordenskiöld doit renoncer à une excursion à l’intérieur des terres quand son guide tschuktschi répugne à l’accompagner : « J’essayai de conduire les traîneaux, mais les chiens refusaient de bouger »

Les rapports entre l’explorateur et ses interlocuteurs ne se cantonnent pourtant pas à des questions logistiques : ils sont partie prenante de l’élaboration du savoir, notamment linguistique. Les guides indiquent les noms des lieux et des éléments naturels, enseignent les mots à dire dans telle ou telle occasion, expliquent l’intérêt d’une plante ou le cycle de vie d’un animal.

Même si des malentendus ou des conflits peuvent éclater, la complicité, voire l’amitié surgissent parfois entre les explorateurs et leurs guides. En témoignent des duos restés célèbres, comme celui de Jules Crevaux et de l’ancien esclave Apatou.

Sextant ou podomètre ?

Au 19e siècle, le premier travail de l’explorateur est de remplir les « blancs de la carte » et de créer un savoir sur l’espace. Pour cela, il est nécessaire de transformer ce que l’on voit en tracé, de passer d’une vision au ras du sol à une carte conçue du ciel. Or, qu’ils remontent un fleuve, parcourent un désert ou suivent des pistes et des voies déjà tracées, les explorateurs expérimentent l’espace avec les pieds, et sont souvent gênés par la végétation ou par l’absence de repères fiables. Une vision qui n’est pas idéale pour se livrer à la cartographie. Il est donc nécessaire de mesurer et de calculer des coordonnées.

Podomètre et télémètre
Podomètre et télémètre |

Photo © musée du quai Branly - Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Léo Delafontaine

Sextant à visée par œilleton
Sextant à visée par œilleton |

Photo © musée du quai Branly - Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Enguerran Ouvray

Selon les voyageurs, les outils de mesure varient du plus simple au plus élaboré. Caillié, qui envie l’habileté des Arabes à reconnaître leur route à quelques « signes infaillibles » – dune, rocher, couleur du sable – apprend à estimer les distances d’après la marche des dromadaires, à régler sa route « le jour sur le soleil, et la nuit sur l’étoile polaire », à évaluer la latitude en prenant pour gnomon un bâton planté dans le sol. Depuis son canot, Crevaux trace la courbe des rivières amazoniennes sur de grandes feuilles assemblées et évalue au sextant et au chronomètre angles, vitesse, distances. Avec une boussole et une montre, d’Orbigny relève si soigneusement sa route qu’il faudra, après lui, rectifier la carte de Bolivie et faire passer La Paz d’un côté à l’autre de la Cordillère !

Fleurs ou crânes ?

Mais l’activité des voyageurs ne se cantonne pas aux relevés topographiques. Tous sont sensibles au paysage, décrivent la végétation. Toutefois, d’un voyageur à un autre, les regards portés sur la nature diffèrent. Chez le marchand Alexandre Vayssières, c’est surtout le pittoresque qui attire son œil : « un arbre curieux, […] tronc conique, sans feuilles, belles fleurs roses ». D’autres, au contraire, privilégient la vue d’ensemble, comme Jules Crevaux, embrassant sur les rives du rio Yça : « Végétation variée ici, pelouses sur une terre élevée, à côté bois, beaucoup de fleurs à collectionner. ». Pour beaucoup, il s’agit également d’évaluer le territoire, ses ressources et ses potentialités agricoles et minières. Pour cela, il faut aussi parfois fréquenter les marchés et amasser des échantillons : pierres, végétaux, animaux… Quelques-uns, enfin, à l’image du naturaliste Alcide d’Orbigny, vont plus loin et cherchent à comprendre les interactions entre tous les composants de l’environnement : la faune, la flore, la terre. Pendant ses sept années en Amérique du Sud, il collecte plantes et insectes, chasse oiseaux et petits mammifères, fouille le sable des rivières et des bords marins à la recherche de fossiles, et prend grand soin de décrire, classer et répertorier ses découvertes.

« Hyospathe Montana »
« Hyospathe Montana » |

Museum National d'Histoire Naturelle

Buste d'un homme à la tête tatouée
Buste d'un homme à la tête tatouée |

Museum National d'Histoire Naturelle

L’étude des peuples rejoint souvent celle de la nature, et donne également lieu à une collecte d’objets, témoignages d’un mode de vie parfois considéré comme menacé par la modernité. Là encore, les pratiques diffèrent, depuis la simple curiosité qui pousse Joseph Pons d’Arnaud à rapporter de son voyage sur le Nil blanc «  quelques objets fort curieux, entre autres un casse-tête de corne de rhinocéros » jusqu’à la collecte systématique d’œuvres d’art ou de restes humains, que ceux-ci aient été simplement découverts ou qu’ils aient fait l’objet de rituels, comme les momies péruviennes ou les têtes séchées maories.

Plâtre ou photo ?

La gestion au jour le jour des matériaux amassés sur le terrain est souvent complexe dans le cadre d’un voyage. Certains sont contraints de limiter leur bagage à l’extrême ; d’autres ont recours à des porteurs ou des animaux de trait ; d’autres encore se débarrassent régulièrement de leurs notes et échantillons en les expédiant par caisses vers l’Europe.

Mais ces méthodes ont toutes des limites et de multiples procédés de reproduction sont inventés pour améliorer à la fois la qualité  et la quantité des données collectées, tout en facilitant leur transfert vers les pays commanditaires. Dès le 18e siècle, Philibert Commerson avait imaginé de dessécher des poissons pour les inclure dans des « herbiers ». L’invention de la photographie révolutionne les pratiques, d’autant qu’elle apporte, pense-t-on, objectivité et exactitude. Les moulages, offrent également le double avantage de l’exactitude et de la facilité de transport, et s’adaptent aussi bien aux besoins anthropologiques qu’archéologiques. Ne parvenant ni à se procurer des crânes ni à convaincre les habitants des îles Salomon et de Nouvelle-Guinée de soumettre leur tête à ses opérations de mesure, le phrénologiste Pierre-Marie Dumoutier, embarqué avec Dumont d’Urville, réalise des moulages de la face et de la tête de quelques volontaires. En 1857, le voyageur et archéologue Victor Lottin de Laval invente un procédé à base de pâte à papier et de colle, qui permet de réaliser des empreintes de monuments, véritables « antiquités portables ».

Moulage de la partie centrale d’un linteau de Pré Rup
Moulage de la partie centrale d’un linteau de Pré Rup |

© RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier

Tête colossale au pied de la petite pyramide à Izamal
Tête colossale au pied de la petite pyramide à Izamal |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Vouloir par le tracé, le moulage, l’empreinte ou le cliché rendre mobile et portable un objet ancré dans un lieu, une société, une culture – qu’il soit crâne ou vestige –, relève de la même démarche que prendre note dans un carnet ou insérer un spécimen dans un herbier, ou une collection. Au principe de tous ces gestes, qui firent le quotidien des voyageurs, il s’agissait de prélever des données sur le terrain et de les transporter au loin, vers un centre métropolitain, à fins de connaissance. Mais en organisant une saisie de l’espace et collectant au loin des objets, des ressources, des savoirs ; en ordonnant le monde naturel ; en classant et hiérarchisant les sociétés humaines, les explorateurs contribuèrent à dessiner les contours d’un monde mis en ordre selon les curiosités et les intérêts des pays commanditaires des missions.

Vue de l'oasis d'El Goléa
Vue de l'oasis d'El Goléa |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Le Ksar d’El-Goléa.
Le Ksar d’El-Goléa. |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Provenance

Ce texte est librement inspiré de l'article de Marie-Noëlle Bourguet Seckel, « Sur le terrain : expérience du voyage et construction des savoirs », dans Hélène Blais et Olivier Loiseaux (dirs.), Visages de l'exploration au XIXe siècle. Du mythe à l'histoire, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2022, p. 115-135.

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