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Le méroïtique, langue et écriture de l'antique Nubie

Ostracon inscrit en méroïtique
Ostracon inscrit en méroïtique

© The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA 4.0

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La langue du pays de Kouch, au Soudan actuel, est longtemps restée sans écriture propre. C'est à partir du 3e siècle av. J.-C. que fleurissent deux systèmes originaux, inspirés des écritures égyptiennes : l'un en hiéroglyphes, l'autre en démotique. Si les caractères ont été déchiffrés dès le début du 20e siècle, la langue est encore pétrie de mystères.

La langue du royaume de Kouch

Le méroïtique est la langue (notée dans sa phase ultime par un système graphique particulier) d'un royaume qui s'est épanoui au sud de l'Égypte, sur le Nil moyen, entre le 8e siècle avant l'ère chrétienne et le 4e siècle après : c'est le pays de Kouch des textes pharaoniques et bibliques, l'« Éthiopie » des auteurs classiques, c'est-à-dire la Nubie et le nord de l'actuel Soudan. Cette puissante formation, assez forte pour entrer en lutte contre l'Empire romain d'Octave Auguste (peu avant l'ère chrétienne), tenait les voies de passage entre l'Égypte, la mer Rouge et le reste de l'Afrique. La capitale en a d'abord été Napata, puis, à partir du 3e siècle av. J.-C., Méroé, plus au sud.

La civilisation très originale des Méroïtes a su adapter à ses traditions autochtones africaines les influences de l'Égypte pharaonique, sa glorieuse voisine, qui avait dominé Kouch pendant des siècles. Longtemps, les ancêtres des Méroïtes n'avaient connu que l'écriture égyptienne apportée par le colonisateur. Cette écriture, parce que phonogrammes et idéogrammes y sont inextricablement mêlés, était indissociable de la langue qu'elle véhiculait. Ainsi les rois de Napata ont-ils fait usage sur leurs monuments de la langue et de l'écriture égyptienne.

Une écriture originale

Un développement tardif

Stèle funéraire au nom de la Dame Ataqelula
Stèle funéraire au nom de la Dame Ataqelula |

© Vincent Francigny / Mission archéologique de Sedeinga / LLACAN / CNRS Photothèque

Les premières attestations d'écrits proprement méroïtiques connus remontent au milieu du 3e siècle av. J.-C. – le plus ancien document actuellement attesté et approximativement datable porte le nom du roi Arnékhamani. C'est alors qu'aurait été mis en place un système graphique propre à la langue méroïtique sous deux formes différentes, cursive et hiéroglyphique; cette écriture a duré autant que la culture méroïtique, qui a sombré dans l'obscurité vraisemblablement au cours du 5e siècle de notre ère. Il est probable que son souvenir ait survécu quelque temps encore puisque trois signes méroïtiques ont été empruntés par l'alphabet (majoritairement copte) du vieux-nubien, la langue des royaumes chrétiens du Soudan médiéval, transcrite à partir du 6e siècle de notre ère. Dans le royaume de Méroé, l'écriture semble avoir été connue et employée par une partie non négligeable de la population, si l'on en croit les nombreux textes sur des supports assez humbles comme des pierres mal dégrossies ou des tessons de poterie, qui contrastent avec certaines inscriptions royales sur or ou sur cristal de roche.

La diversité des textes méroïtiques est en effet fort grande : inscriptions monumentales (la plus longue, la stèle du roi Taneyidamani, numérotée REM 1044, comporte 161 lignes), textes funéraires (stèles et tables d'offrandes), inscriptions gravées ou peintes sur des statues, des amphores, des tessons, des bandes de papyrus et de cuir, des tablettes de bois.

Deux systèmes différents

L'examen des textes a tôt permis de ranger les signes méroïtiques en deux grandes classes. La première à avoir attiré l'attention des chercheurs est celle des hiéroglyphes empruntés au répertoire de l'Égypte pharaonique, selon une sélection parfois assez déroutante, et tournés en sens inverse ; ils peuvent éventuellement présenter des valeurs différentes de celles du système égyptien ; réservés à un usage décoratif et monumental, ils sont apparemment restés l'apanage des souverains. Cependant, la plupart des textes sont écrits dans une cursive très rarement soignée, empruntée dans l'ensemble au démotique (la cursive tardive des hiéroglyphes égyptiens) et plus précisément à une forme de démotique local dont on n’a pas encore trouvé d’attestation. Le sens de lecture de la cursive est comme le démotique de droite à gauche. Le déchiffrement des deux écritures méroïtiques a été achevé en 1911 par l’égyptologue britannique Francis Ll. Griffith.

Stèle votive inscrite en méroïtique
Stèle votive inscrite en méroïtique |

© The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA 4.0

Il est difficile de préciser les motivations qui ont amené les Méroïtes à développer leur propre écriture. Il semble bien que la langue égyptienne était de moins en moins bien connue ; la situation nouvelle créée en Égypte avec l'affermissement du pouvoir hellénistique éloignait définitivement tout espoir de retrouver un jour une continuité politique ou culturelle avec le royaume pharaonique. On doit cependant écarter l'hypothèse longtemps évoquée d'une influence grecque, car les deux systèmes graphiques procèdent de principes totalement différents. Une fois adoptée, l'écriture méroïtique a rapidement évincé l'écriture égyptienne, parce qu'elle était particulièrement bien adaptée à la langue locale et que son apprentissage était beaucoup plus aisé.

Dans chacune des deux séries, les signes sont au nombre de vingt-trois : ce n'est pas un alphabet, mais un alphasyllabaire. On compte quatre signes vocaliques a, e, i, o, quinze signes syllabiques à voyelle variable (toujours /a/ par défaut) et quatre signes syllabiques à voyelle fixe ne, se, te, to ; il faut y ajouter un « séparateur » (deux points superposés, parfois trois), inséré entre les mots ou les groupes syntaxiques.

Tel qu'il a été conçu, le système méroïtique n'est pas sans rappeler celui du guèze d'Éthiopie ou les différents syllabaires indiens issus de la brahmî, bien qu'il n'y ait pas de lien génétique avec toutes ces écritures. Malgré les quelques imperfections qu'il comporte, ce système graphique est une belle réussite intellectuelle, et contredit hautement les préjugés tenaces qui voient dans les civilisations africaines des cultures inaptes à l'écrit.

Une langue encore en partie muette

Stèle méroitique
Stèle méroitique |

© The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA 4.0

Malheureusement, cette langue de l'Afrique interne qui est la première dont nous possédions des témoignages écrits, demeure en partie muette. Nous possédons certes la valeur des signes, et quelques éléments grammaticaux ont été repérés. Le cas des inscriptions funéraires constitue cependant une exception: leur ordonnance a été analysée avec rigueur, permettant d'identifier le défunt et de définir sa parenté (nom de la mère et nom du père, dans cet ordre le plus souvent) ; les titres majeurs ont été repérés; leur étude et celle des noms propres (souverains, grands personnages, toponymes) permettent de proposer une sorte de bottin mondain et administratif du monde méroïtique. Il est possible également de distinguer divers types de bénédictions adressées aux dieux infernaux pour la survie du défunt dans l'autre monde, afin qu’ils lui procurent eau, pain et un « bon repas ».

Le sens général de certains textes nous échappe encore, mais d’importants progrès ont récemment été accomplis. L’une des pistes les plus prometteuses est la comparaison avec les langues de la même famille. En effet, le méroïtique a pu être rattaché en 2003 aux langues nilo-sahariennes, une famille linguistique présente en Afrique de l’Est, qui comprend par exemple le toubou du Tchad et le massaï du Kenya. Il appartient plus précisément à une branche du nilo-saharien appelée « soudanique oriental nord ». Elle comprend, outre le méroïtique, les langues nubiennes parlées en Égypte et au Soudan, le nara d’Érythrée, les langues taman du Darfour et du Tchad et le groupe nyima présent dans les monts Nouba, au sud-ouest du Soudan. Toutefois, la distance chronologique entre ces idiomes et le méroïtique est telle que cette comparaison linguistique ne peut suffire et doit être épaulée par d’autres méthodes.

On se prend à rêver aussi d’une longue inscription bilingue comme la Pierre de Rosette, mais cet espoir a été jusqu’à présent déçu. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il en ait existé, car, contrairement à l’Égypte des Ptolémées où le grec et l’égyptien étaient les deux langues écrites, le royaume de Méroé ne comprenait pas deux élites lettrées. Faute de bilingues, les sites archéologiques du Soudan continuent à livrer chaque année des textes nouveaux qui permettent de progressser vers la compréhension de cette langue perdue, qui sort peu à peu de l’oubli.

Provenance

Cet article provient du site L'Aventure des écritures (2002) et a été révisé en mai 2022 par Claude Rilly.

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