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Le règne du secret

Vue du port de Lisbonne
Vue du port de Lisbonne

© Bibliothèque nationale de France

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Très tôt, les Portugais eurent les premiers conscience de l'immense intérêt de leurs découvertes et de l'intérêt aussi immense qu'y trouveraient les Espagnols ainsi que, à un degré moindre, les autres puissances européennes. L'avenir devait les confirmer dans cette méfiance. Un simple croquis cartographique pouvait ruiner des années d'efforts.

Un historien portugais, Armando Cortesão, produisit à ce sujet des preuves troublantes. Examinant, par exemple, les reçus de biscuits fournis à une centaine de navires, essentiellement en 1488 et 1489, soit juste après le retour de Bartolomeu Dias, il constata que certaines destinations n’y figuraient pas, particulièrement pour les navires qui recevaient les plus grosses quantités de provisions. Il pense donc, avec d’autres compatriotes, que les Portugais avaient atteint secrètement la côte de l’Afrique orientale, au moins jusqu’à Sofala, avant l’expédition de Vasco de Gama. Des espions espagnols signalèrent par ailleurs des départs d’expéditions qui ne furent jamais répertoriées officiellement par les autorités portugaises.

La présence dans leurs ports de Florentins et de Génois devint rapidement suspecte aux yeux des autorités portugaises. Lorsque le roi Manuel ler, en 1504, entreprit de s’assurer le monopole du poivre, il confirma la consigne du secret pour tout ce qui touchait à la navigation. Les cartes marines étaient alors conservées dans un établissement officiel d’archives et de documentation, à l’image duquel sera conçue la Casa de contratación de las Indias de Séville et, plus tard, le bureau cartographique de la Compagnie des Indes néerlandaise. L’Infant Henri avait fondé ce centre à Lagos, sous le nom de Armazém da Guiné. Avec l’extension des découvertes, cet organisme devait prendre ensuite le titre de Armazém ou Casa da Guiné, Mina e India.

Sous l’autorité d’un cartographe assermenté, il centralisait les documents rapportés par les capitaines, mettait constamment à jour la carte du monde et confiait de bonnes cartes aux navigateurs agréés par le roi. Celui-ci, par des lettres patentes de novembre 1504, fit interdiction aux cartographes portugais de représenter la côte africaine au-delà de Sao Tome et de Principe. Toute carte devrait être soumise à la censure de l’Armazém qui pourrait la confisquer ou la détruire. Un agent vénitien installé en Espagne déplorait déjà en 1501 de ne pouvoir se procurer une carte de la route des Indes, après le retour de Cabral en 1500, « car le roi a décrété la peine de mort pour quiconque en ferait parvenir une à l’étranger » écrit-il.

Grande caraque de retour des Indes
Grande caraque de retour des Indes |

© Bibliothèque nationale de France

Fuites et transfuges

Dans ce contexte, les cartes marines devenaient de véritables « cartes du trésor ». Les puissances rivales étaient naturellement prêtes à les payer très cher. Nous connaissons ainsi les premiers spécimens de la cartographie portugaise grâce à des copies pirates transmises à l’étranger par des informateurs, des traîtres ou des espions. En 1502, un « agent secret » italien, Alberto Cantino, venu sous le prétexte d’acheter des chevaux, soudoya pour douze ducats d’or un cartographe portugais de l’Armazém da Guiné e India, qui lui céda un planisphère qu’il rapporta aussitôt au duc Ercole d’Este. Nous en montrons ici une réplique, établie par le Génois Nicolas de Caverio vers 1505. Cette carte indique toutes les escales portugaises de la route des Indes. Elle est, avec la carte de Cantino, son modèle, la plus ancienne image de la côte de l’Afrique de l’Est et figure même les padrãos, colonnes de pierre gravées aux armes du Portugal et que les expéditions successives fichaient en terre en signe de possession.

Afrique occidentale
Afrique occidentale |

© Bibliothèque nationale de France

Précédés par leur réputation incontestable de navigateurs d’exception, les pilotes et cartographes portugais pouvaient facilement monnayer leurs talents à l’étranger. Ils passaient généralement dans un premier temps en Espagne d’où ils gagnaient la France, l’Angleterre, la Flandre ou l’Italie. Dans le cas de la France, que nous connaissons un peu mieux, les échanges de représentants officiels avec le Portugal commencèrent en 1509. Alors que les Portugais souhaitaient conquérir le marché français des épices, les ambassadeurs français devaient se révéler d’excellents agents recruteurs de pilotes. Jean Nicot, le diplomate auquel nous devons l’introduction du tabac en France, se montra très actif dans ce domaine. Il réunit par ailleurs une collection d’ouvrages et de traités manuscrits sur l’art de la navigation aussitôt traduits en français. Vers 1520-1530, on trouvait donc des marins portugais naviguant sur les bateaux français et en 1538, François Ier engageait comme pilote à titre permanent un autre Portugais, Jao Pacheco.

Mappemonde en fuseaux
Mappemonde en fuseaux |

© Bibliothèque nationale de France

Certains transfuges n’étaient pas réellement recommandables et émigraient à la suite de quelque forfait. Ainsi Bartolomeo Velho, auteur de la mappemonde en fuseaux montrée ci-contre, qui avait été recruté pour Charles IX par l’intermédiaire de marchands italiens, vint-il se faire assassiner à Nantes dans des circonstances mystérieuses, en 1568, peu après son arrivée en France. Sa carte témoigne de connaissances très récentes. Mi-carte, mi-décor, elle dessine un globe en vingt-quatre fuseaux qu’il suffirait d’assembler pour reconstituer une sphère terrestre. L’Asie y est nettement séparée de l’Amérique alors que cette question est encore débattue ailleurs par nombre de ses confrères.

Andreas Homem, fils de Lopo Homem dont nous avons parlé plus haut, avait lui aussi quitté précipitamment le Portugal avec ses deux frères pour échapper à des poursuites. Bien qu’il fût employé par l’ambassadeur d’Espagne et malgré les manœuvres de l’ambassadeur du Portugal pour le faire rentrer au bercail, la France l’avait alors engagé et l’amiral de Coligny avait organisé son recrutement comme « cosmographe du roi » par Charles IX en 1560. Aventurier impénitent, on le retrouve en 1567 proposant ses services à la reine Élisabeth d’Angleterre. Son frère Diogo s’était aussi exilé en Angleterre puis fixé à Venise après quelques pérégrinations en Europe. Andreas Homem nous a laissé le plus grand planisphère nautique portugais qui ait été conservé. Il comporte dix feuilles de parchemin qui, une fois assemblées, mesurent 1, 50 x 3 mètres.

Les Espagnols appliquaient la même politique. Les Rois catholiques créèrent en 1503, à Séville, la Casa de contratación de las Indias qui contrôlait le trafic maritime, sélectionnait les capitaines qui devaient être, selon les instructions de la reine Isabelle de Castille, de bons chrétiens, recrutait les pilotes et les maîtres de navires, réunissait la documentation cartographique et mettait les cartes à jour. En mars 1508, le système fut encore renforcé. L’on réunit à Burgos une « Junta de Navegantes » composée des meilleurs pilotes, tels que Juan de la Cosa, Amerigo Vespucci et Vicente Yanez Pinzon. Elle organisa en quelques mois un bureau cosmographique présidé par le pilote-major (le premier fut Vespucci) qui eut pour mission de contrôler les instruments de navigation, de réunir les cartes et les mémoires sur toutes les côtes et îles du monde. Tous les pilotes qui naviguaient sous le pavillon espagnol devaient lui remettre leurs documents à leur retour, afin de contribuer à la mise à jour d’une carte officielle, le « Padrón Real ». Les cartes étaient enfermées dans un coffre-fort à deux serrures et à deux clés. L’une était confiée au pilote-major ; l’autre au cosmographe major, fonctions qui furent parfois réunies en une seule. La carte modèle était révisée en permanence et seuls les marins autorisés pouvaient en prendre une copie avant leur départ.

Journal illustré du voyage de Francis Drake aux Indes occidentales
Journal illustré du voyage de Francis Drake aux Indes occidentales |

© Bibliothèque nationale de France

Là encore, le secret ne sera pas toujours bien gardé. On verra Sébastien Cabot, pilote-major de la Casa de contratación, accusé d’avoir voulu vendre le « secret du détroit » à Venise et à l’Angleterre. Ce Vénitien d’origine était le fils de Jean Cabot qui, Italien à la solde de l’Angleterre, lancé en 1497 à la recherche de l’île des Sept-Cités, avait reconnu la côte de Terre-Neuve. Il avait participé à un voyage d’exploration sur la côte américaine où l’on recherchait inlassablement un passage vers l’Asie.

L’Espagne de son côté continuait de débaucher des navigateurs de talent. Diogo Ribeiro, un Portugais, ancien compagnon de Vasco de Gama et d’Albuquerque, apporta à Charles Quint toute son expérience. Arrivé en 1519, il participa notamment à la préparation du voyage de Magellan, un autre Portugais, puis fut nommé « cosmographe, maître des cartes et instruments de navigation auprès du service hydrographique de la Casa de contratación ». Il est enfin troublant de constater que, alors que le texte d’Amerigo Vespucci connut une soixantaine d’éditions, aucune d’entre elles ne fut imprimée en Espagne ni au Portugal. Daniel Boorstin fait remarquer à ce propos que le compte rendu du voyage autour du monde de Francis Drake (1577-1580) pourtant propre à flatter l’orgueil national, et qui remis à l’époque à la reine Elisabeth, disparut lui aussi pour toujours, victime de la politique du secret.

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